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A. M. D. G. <^ f

LORETTO ABB^Y

ST. ALOYSIUS LIBRARY

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LES ORIGINES

FRANCE COi\TElll'ORAL\E

II

LES

ORIGINES DE Ik FR.\NCE CONTEMPOR.\INE

On/o vi)liimes iii-Ki hrocli»^s, à ' Ir. r>() le vuluim^.

1'» Partie : L'Ancien Régime. l»onx volumes.

i'" Partie : La Révolution. Six volumes :

L'Anarchie. Deux volumes.

La Comiutte jacobine. Deux volumes.

Le Gouvei-nement révolutionnaire. I)eux volumes. Ti^ l\irtie. Le Régime moderne. Trois volumes.

Table analytique. In vol. iii-lO, i)roclié 1 li .

.SSi92. Imprimerie Lahire. rue de Flourus, '.*, à l'nris.

LES ORIGINES

FRANCE CONTEMPORAINE

H. taim:

DE l'académie française II

L'ANCIEN REGIME

TOME DEIXIKME

VINGT-SIXIEME EDITIi'W

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET G-

70. BOCLEVABO «aIN"T-'-"F V i [N T',*

1907

L'ANCIEN RÉGIME

L'ANCIEN RÉGIME

LIVRE TROISIÈME

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE

( s r I T F, )

CHAPITRE m

Combinaison des deux éléments. I. La doctrine, ses préten- tions et son caractère. Autorité nouvelle de la raison dans le gouvernement des choses humaines. Jusqu'ici ce gouver- nement appartenait à la tradition. II. Origine, nature et valeur du préjugé héréditaire. En quoi la coutume, la reli- gion et l'État sont légitimes. III. La raison classique ne peut se mettre à ce point de vue. Les titres passés et présents de la tradition sont méconnus. La raison entreprend de l.i détruire. IV. Deux stades dans cette opération. Premier stade. Voltaire, Montesquieu, les déistes et les réformateurs. Ce qu'ils détruisent et ce qu'ils respectent. V. Deuxième stade, le retour à la nature. Diderot, d'Holbach et les ma- térialistes. — Théorie de la matière vivante et de l'organisaliou spontanée. Morale de l'instinct animal et de l'intérêt bien entendu. VI. Rousseau et les spiritualistes. Douté origi- nelle de l'homme. Erreur de la civilisation. Injustice de ia propriété et de la société. VII. Les enfants perdus du parti philosophique. Naigeon, Sylvain Maréchal, Mably, Mo- relly. Discrédit complet de la tra.iition et des institutions qui en dérivent.

I

De l'acqiiis scientifique que l'on a vu, élaboré par l'esprit que l'on vient de décrire, naquit une doctrine qui

ANC. KÉG. a. T. II. 1

2 L'ANCIEN RÉGIME

parut une révclaliun et qui, à ce litre, prétendit ,ni jj^ou- venieinenl des choses humaines. Aux approches de 1 7S0, il est admis (ju'on vit « dans le siècle des lumières », dans « l'âge de la raison », qu'auparavant le genre hu- main était dans l'enfance, qu'aujourd'hui il est devenu « majeur ». Knfin la vérité s'est manifestée et, pour la première fois, on va voir son règne sur la terre. Son droit est suprême, puisqu'elle est la vérité. Elle doit conmiander à tous, car, par nature, elle est universelle. Par ces deux croyances, la philosophie du dix-huitième siècle ressemble à une religion, au puritanisme du dix- septième, au mahométisme du septième. .Même élan de foi, d'espérance et d'enthousiasme, même esprit de pro- pagande et de domination, même raideur et même into- lérance, même ambition de refondre l'homme et de mo- deltu- toute la vie humaine d'après un type préconçu. La doctrine nouvelle aura aussi ses docteurs, ses dogmes, "son catéchisme populaire, ses fanatiques, ses inquisi- teurs et ses martyrs. Elle parlera aussi haut que les précédentes, en souveraine légitime à qui la dictature appartient de naissance, et contre laquelle toute révolte est un crime ou une folie. Mais elle diflère des précé- dentes en ce qu'elle s'impose au nom de la raison, au lieu de s'imposer au nom de Dieu.

En effet, l'autorité était nouvelle. Jusqu'alors, dans le gouvernement des actions et des opinions humaines, la raison n'avait eu qu'une part subordonnée et petite. Le ressort et la direction venaient d'ailleurs ; la croyance et l'obéissance étaient des héritages; un homme était chré-

LTSPRIT ET LA POCTRINE S

tien et sujet parce qu'il était chrétien et sujet. Autour de la philosophie naissante et de la raison qui entreprend son grand examen, il y a des lois observées, un pouvoir reconnu, une religion régnante; dans cet édifice, toutes les pierres se tiennent, et chaque étage s'appuie sur le précédent. Mais quel est le ciment com- mun, et oîi se trouve le fondement premier? Toutes ces règles civiles auxquelles sont assujettis les ma- riages, les testaments, les successions, les contrats, les propriétés et les personnes, règles bizarres et parfois contradictoires, qui les autorise? D'abord la coutume immémoriale, différente selon la province, selon le titre de la terre, selon la qualité et la condition de l'individu; ensuite la volonté du roi qui a fait écrire et qui a sanc- tionné la coutume. Cette volonté elle-même, cette souveraineté du prince, ce premier des pouvoirs publics, qui l'autorise? D'abord une possession de huit siècles, un droit héréditaire semblable à celui par lequel chacun jouit de son domaine et de son champ, une propriété fixée dans une famille et transmise d'aîné en aîné, de- puis le premier fondateur de l'État jusqu'à son dernier successeur vivant; ensuite la religion qui ordonne aux hommes de se somnettre aux pouvoirs établis. Cette religion enfin, qui l'autorise? D'abord une tradition de dix-huit siècles, la série immense des témoignages an- térieurs et concordants, la croyance continue des soixante générations précédentes; ensuite, à l'origine, la pré- sence et les instructions du Christ, puis, au delà, dès l'origine du monde, le commandement et la parole de

4 L'ANCIEN RÉGIME

Dieu. Ainsi, dans tout l'ordre social et moral, le passé justifie le présent; l'antiquité sert de titre, et si, au-dessous de toutes ces assises consolidées par l'âge, on cherche dans les profondeurs souterraines le dernier roc primordial, on le trouve dans la volonté divine. Pendant tout le dix-septième siècle, cette théorie sub- siste encore au fond de toutes les âmes sous forme d'ha- bitude fixe et de respect inné ; on ne la soumet pas à l'examen. On est devant elle comme devant le cœur vivant de l'organisme humain ; au moment d'y porter la main, on recule; on sent vaguement que, si l'on y tou- chait, peut-être il cesserait de battre. Les plus indépen- dants, Descartes en tête, « seraient bien marris » d'être confondus avec ces spéculatifs chimériques qui, au lieu de suivre la grande route frayée par l'usage, se lancent à l'aveugle, en ligne droite, « à travers les montagnes « et les précipices ». Non seulement, quand ils livrent leurs croyances au doute méthodique, ils exceptent et mettent à part, comme en un sanctuaire, « les vérités « de la foi* » ; mais encore le dogme qu'ils pensent avoir écarté demeure en leur esprit, efficace et latent, pour les conduire à leur insu, et faire de leur philosophie une préparation ou une confirmation du christianisme'. En somme, au dix-septième siècle, ce qui fournit les idées mères, c'est la foi, c'est la pratique, c'est l'établis- sement religieux et politique. Qu'elle l'avoue ou qu'elle

4. Discours de la méthode.

2. Cela est visible chez Descartes et dès son second pas (Théorie de l'esprit pur, idée de Dieu, preuve de son existence, vtracité de notre intelligence prouvée parla véracité de Dieu, etc.).

L'ESPRIT ET LA DOCTIIINB 5

l'ignore, la raison n'est qu'un subalterne, un orateur, un metteur en œuvre, que la religion et la monarchie font travailler à leur service. Sauf La Fontaine qui, je crois, est unique en cela comme dans le reste, les plus grands et les plus indépendants, Pascal, Descartes, Bos- suet, La Bruyère, empruntent au régime établi leur con- ception première de la nature, de l'homme, de la SO' ciété, du droit, du gouvernement*. Tant que la raison se réduit à cet offlce, son œuvre est celle d'un conseiller d'État, d'un prédicateur extraordinaire que ses supé- rieui's envoient en tournée et en mission dans le dépar- tement de la philosophie et de la littérature. Bien loin de détruire, elle consolide; en effet, jusqu'à la Régence, son principal emploi consiste à faire de bons clirétiens et de fidèles sujets.

Mais voici que les rôles s'intervertissent ; du premier rang, la tradition descend au second, et du second rang, la raison monte au premier, D'un côté la religion et la monai'chie, par leurs excès et leurs méfaits sous Louis XIV, par leur relâchement et leur insuffisance sous Louis XV, démolissent pièce à pièce le fond de vé- nération héréditaire et d'obéissance filiale qui leur ser- vait de base et qui les soutenait dans une région supé- rieure, au-dessus de toute contestation et de tout exa- men; c'est pourquoi, insensiblement, l'autorité de la

1. Pascal, Pensées [sur l'origine de la propriété et des rangs). Provinciales (sur l'homicide et le droit de tuer). Nicole, Deuxième traité de la charité et de U amour-propre (sur l'homme naturel et le but de la société). Bossuet [Politique tirée de VEcri- tvre sainte). La Bruyère [des Esprits forts).

« L'ANCIEN REGIME

tradition décroît et disparaît. De l'autro côté la science, par ses découvertes grandioses et multipliées, construit pièce à pièce le fond de confiance et de déférence uni- verselles qui, de l'état de curiosité intéressante, l'élève au rang de pouvoir public; ainsi, par degrés, l'autorité de la raison grandit et prend toute la place. Il arrive un moment où, la seconde autorité ayant dépossédé la priMuière, les idées mères que la tradition se réservait tombent sous les prises de la raison. L'examen pénètre dans le sanctuaire interdit. Au lieu de s'incliner, on vé- rifie, et la religion, l'État, la loi, la coutume, bref, tous les organes de la vie morale et de la vie pratique, vont être soumis à l'analyse pour être conservés, redressés ou remplacés, selon que la nouvelle doctrine aura pres- crit.

II

Rien de mieux, si la doctrine eût été complète, et si la raison, instruite par l'histoire, devenue critique, eût été en état de comprendre la rivale qu'elle remplaçait. Car alors, au lieu de voir en elle une usurpatrice qu'il fallait expulser, elle eût reconnu en elle une sœur aînée à qui l'on doit laisser sa part. Le préjugé héréditaire est une sorte de raison qui s'ignore. Il a ses titres aussi bien que la raison elle-même; mais il ne sait pas les retrouver; à la place des bons, il en allègue d'apo- cryphes. Ses archives sont enterrées; il faut pour les dégager des recherches dont il n'est pas cajjable ; elles

L'ESPRIT ET LA KOCTRINE :

subsistent pourtant, et aujourd'hui l'Iiisloiie les reniel en lumière. Quand on le considère de près, on trouve que, comme la science, il a pour source une longue accu- mulation d'expériences : les hommes, après une mul- titude de tâtonnements et d'essais, ont fini par éprouver que telle façon de vivre ou de penser était la seule ac- commodée à leur situation, la plus praticable de toutes, la plus bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujour- d'hui nous semble une convention arbitraire a d'abord été un expédient avéré de salut public. Souvent même il l'est encore; à tout le moins, dans ses grands traits, il est indispensable, et l'on peut dire avec certitude que, si dans une société les principaux préjugés disparais- saient tout d'un coup, l'homme, privé du legs précieux que lui a transmis la sagesse des siècles, retomberait subitement à l'état sauvage et redeviendrait ce qu'il fut d'abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond et poursuivi. Il fut un temps cet héritage manquait; aujourd'hui encore il y a des peuplades il manque entièrement*. Ne pas manger de chair humaine, ne pas tuer les vieillards inutiles ou incommodes, ne pas expo- ser, vendre ou tuer les enfants dont on n'a que faire, être le seul mari d'une seule femme, avoir horreur de l'inceste et des mœurs contre nature, être le propriétaire unique et reconnu d'un champ distinct, écouter les voix supérieures de la pudeur, de l'humanité, de l'honneur, de la conscience, toutes ces pratiques, jadis inconnues

1. Cf. Sir John Lubbock, Origine de la civiUsalion. Giraud- Teulon, les Origines de la famille.

8 L'ANCIEN RÉGIME

et lenlernent établies, composent la civilisation des âmes. Parce que nous les acceptons de confiance, elles n'en sont pas moins saintes, et elles n'en deviennent que plus saintes lorsque, soumises à l'examen et sui- vies à travers l'histoire, elles se révèlent à nous comme la force secrète qui, d'un troupeau de brutes, a fait une société d'hommes. En général, plus un usage est universel et ancien, plus il est fondé sur des motifs profonds, motifs de physiologie, d'hygiène, de pré- voyance sociale. Tantôt, comme dans la séparation des castes, il fallait conserver pure une race héroïque ou pensante, en prévenant les mélanges par lesquels un sang inférieur lui eût apporté la débilité mentale et les instincts bas*. Tantôt, comme dans l'interdiction des spiritueux ou des viandes, il fallait s'accommoder au climat qui prescrivait un régime végétal ou au tempéra- ment de la race pour qui les boissons fortes étaient funestes'. Tantôt, comme dans l'institution du droit d'aînesse, il fallait former et désigner d'avance le com- mandant militaire auquel obéirait la bande, ou le chef civil qui conserverait le domaine, conduirait l'exploita- tion et soutiendrait la famille'. S'il y a des raisons .valables pour légitimer la coutume, il y en a de supé-

4. Principe des castes dans l'Inde; contraste des Aryens et des aborigènes, Soudras et Parias.

2. D'après ce principe, aux îles Hawaï, les habitants ont porté une loi qui défend de vendre des spiritueux aux indigènes et qui permet d'en vendre aux Européens. (Ch. de Varigny, Quatorze ans aux îles Saiidwich.)

5. Cf. Le Play, de l'Organisation de la famille (Histoire d'un domaine dans les Pyrénées).

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 0

Heures pour consacrer la religion. Considérez-la, non pas en général et d'après une notion vague, mais sur le vif, à sa naissance, dans les textes, en prenant pour exemple une de celles qui maintenant régnent sur le monde, christianisme, brahmanisme, loi de Mahomet ou de Bouddha. A certains moments critiques de l'histoire, des hommes, sortant de leur petite vie étroite et routi- nière, ont saisi par une vue d'ensemble l'univers infini; la face auguste de la nature éternelle s'est dévoilée tout d'un coup; dans leur émotion sublime, il leur a semblé qu'ils apercevaient son principe ; du moins ils en ont aperçu quelques traits. Et, par une rencontre admirable, ces traits étaient justement les seuls que leur siècle, leur race, un groupe de races, un fragment de l'huma- nité fût en état de comprendre. Leur point de vue était le seul auquel les multitudes échelonnées au-dessous d'eux pouvaient se mettre. Pour des millions d'hommes, pour des centaines de générations, il n'y avait d'accès que par leur voie aux choses divines. Ils ont prononcé la parole unique, héroïque ou tendre, enthousiaste ou assoupissante, la seule qu'autour d'eux et après eux le cœur et l'esprit voulussent entendre, la seule qui fût adaptée à des besoins profonds, à des aspirations accu- mulées, à des facultés héréditaires, à toute une struc- ture mentale et morale, là-bas à celle de l'Indou ou du Mongol, ici à celle du Sémite ou de l'Européen, dans notre Europe à celle du Germain, du Latin ou du Slave; en sorte que ses contradictions, au lieu de la condam- ner, la justifient, puisque sa diversité produit son adap-

10 F/ANCrEN WÙ.IW

liilioi), et (jue son adaplalioii produit ses bienfaits. Cette parole n'est pas une formule nue. Un sentiment si grandiose, une divination si compréhensive et si péné- trante, une pensée par laquelle l'homme embrassant l'immensité et la profondeur des choses, dépasse de si loin les bornes ordinaires de sa condition mortelle, res- semble à une illumination; elle se change aisément en vision, elle n'est jamais loin de l'extase, elle ne peut s'exprimer que par des symboles, elle évoque les figures divines*. La religion est de sa nature un poème méta- physique accompagné de croyance. C'est à ce titre qu'elle est efficace et populaire; car, sauf pour une élite imperceptible, une pure idée n'est qu'un mot vide, el la vérité, pour devenir sensible, est obligée de revêtir un corps. II lui faut un culte, une légende, des cérémo- nies, afin de parler au peuple, aux femmes, aux enfants, aux simples, à tout homme engagé dans la vie pratique, à l'esprit humain lui-même dont les idées, involontaire- ment, se traduisent en images. Grâce à cette forme pal- pable, elle peut jeter son poids énorme dans la con- science , contrebalancer l'égoïsme naturel , enrayer l'impulsion folle des passions brutales, emporter la volonté vers l'abnégation et le dévouement, arracher l'homme à lui-même pour le mettre tout entier au service de la vérité ou au service d'aulrui, faire des ascètes et des martyrs, des sœurs de charité et des missionnaires. Ainsi, dans toute société, la religion est

\. Voir notamment dans la litft'rafnrc Dralimaniiiu? les grands poèmes métaphysiques et les Pouranas.

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lin organe à la fois précieux et naturel. D'une part, les hommes ont besoin d'elle pour penser l'infini et pour bien vivre; si elle manquait tout d'un coup, il y aurait dans leur âme un grand vide douloureux et ils se fe- raient plus de mal les uns aux autres. D'autre part, on essayerait en vain de l'arracher; les mains qui se porte- raient sur elle n'atteindraient que son enveloppe; elle repousserait après une opération sanglante ; son germe est trop profond pour qu'on puisse l'extirper. Si en- fin, après la religion et la coutume, nous envisageons l'État, c'est-à-dire le pouvoir armé qui a la force phy- sique en même temps que l'autorité morale, nous lui trouvons une source presque aussi noble. En Europe du moins, de la Russie au Portugal, et de la Norvège aux Deux-Siciles, il est par origine et par essence un établis- sement militaire l'héroïsme s'est fait le champion du droit. Çà et là, dans le chaos des races mélangées et des sociétés croulantes, un homme s'est rencontré qui, par son ascendant, a rallié autour de lui une bande de fidèles, chassé les étrangers, dompté les brigands, réta- bli la sécurité, restauré l'agriculture, fondé la patrie et transmis comme une propriété à ses descendants son emploi de justicier héréditaire et de général-né. Par cette délégation permanente, un grand office public est soustrait aux compétitions, fixé dans une famille, sé- questré en des mains sûres ; désormais la nation possède un centre vivant, et chaque droit trouve un protecteur visible. Si le prince se renferme dans ses attributions, s'il est retenu sur la pente de l'arbitraire, s'il ne verse

12 L'ANCIEN RÉGIMB

pas dans l'égoïsmc, il fournit au pays l'un des meilleurs gouvernements que l'on ait vus dans le monde, non seu- lement le plus stable, le pins capable de suite, le plus propre à maintenir ensemble vingt ou trente millions d'hommes, mais encore l'un des plus beaux, puisque le dévouement y ennoblit le commandement et l'obéis- sance, et que, par un prolongement de la tradition mi- litaire, la fidélité et l'honneur rattachent de grade en grade le chef à son devoir et le soldat à son chef. Tels sont les titres très valables du préjugé héréditaire; on voit qu'il est, comme l'instinct, une forme aveugle de la raison. Et ce qui achève de le légitimer, c'est que, pour devenir efficace, la raison elle-même doit lui em- prunter sa forme. Une doctrine ne devient active qu'en devenant aveugle. Pour entrer dans la pratique, pour prendre le gouvernement des âmes, pour se transformer en un ressort d'action, il faut qu'elle se dépose dans les esprits à l'état de croyance faite, d'habitude prise, d'in- clination établie, de tradition domestique, et que, des hauteurs agitées de l'intelligence, elle descende et s'in- cruste dans les bas-fonds immobiles de la volonté ; alors seulement elle fait partie du caractère et devient une force sociale. Mais, du même coup, elle a cessé d'être critique et clairvoyante; elle ne tolère plus les contra- dictions ou le doute, elle n'admet plus les restrictions ni les nuances ; elle ne sait plus ou elle apprécie mal ses preuves. Nous croyons aujourd'hui au progrès indé- fini à peu près comme on croyait jadis à la chute origi- nelle; nous recevons encore d'en haut nos opinions

LTSPRIT ET LA DOCTRINE 45

toutes faites, et l'Académie des sciences tient à beau- coup d'égards la place des anciens conciles. Toujours, sauf chez quelques savants spéciaux, la croyance et l'obéissance seront irréfléchies, et la raison s'indigne- rait à tort de ce que le préjugé conduit les choses liumaines, puisque, pour les conduire, elle doit elle- même devenir un préjugé.

III

Par malheur, au dix-huitième siècle, la raison était classique, et les aptitudes aussi bien que les documents lui manquaient pour comprendre la tradition. D'abord on ignorait l'histoire ; l'érudition rebutait parce qu'elle est ennuyeuse et lourde ; on dédaignait les doctes com- pilations, les grands recueils de textes, le lent travail de la critique. Voltaire raillait les Bénédictins. Pour faire passer son Esprit des lois, Montesquieu faisait de l'esprit sur les lois. Raynal, afin de donner la vogue à son histoire du commerce dans les Indes, avait le soin d'y coudre les déclamations de Diderot. L'abbé Barthé- lomy devait étaler l'uniformité de son vernis littéraire sur la vérité des mœurs grecques. La science était te- nue d'être épigrammatique ou oratoire ; le détail tech- nique ou cru aurait déplu à un public de gens du monde; le beau style omettait ou faussait les petits faits significatifs qui donnent aux caractères anciens leur tour propre et leur relief original. Quand même on aurait osé les noter, on n'en aurait pas démêlé le sens

14 L'ANCIEN ''régime

Cl la portée. L'imagination sympathique était absente; on ne savait pas sortir de soi-même, se transporter en des points de vue distants, se figurer les états étranges et violents de l'esprit humain, les moments décisifs et léconds pendant lesquels il enfante une créature viable, une religion destinée à l'empire, un Étal qui doit durer. L'homme n'imagine rien qu'avec son expérience, et dans quelle portion de leur expérience les gens de ce monde auraient-ils trouvé des matériaux pour imaginer les con- vulsions de l'accouchement? Comment des esprits aussi policés et aussi aimables auraient-ils pu épouser les sentiments d'un apôtre, d'un moine, d'un fondateur barbare ou féodal, les voir dans le milieu qui les explique et les justifie, se représenter la foule environ- nante, d'abord des âmes désolées, hantées par le rêve mystique, puis des cerveaux bruis et violents, livrés à l'instinct et aux images, qui pensaient par demi-visions, et qui pour volonté avaient des impulsions irrésistibles? La raison raisonnante ne concevait pas de pareilles figures; pour les faire rentrer dans son cadre rectiligne, il fallait les réduire et les refaire; le Macbeth de Shakes- peare devenait celui de Ducis, et le Mahomet du Coran, celui de Voltaire. Par suite, faute de voir les âmes, on méconnaissait les institutions; on ne soupçonnait pas que la vérité n'avait pu s'exprimer que par la légende, que la justice n'avait pu s'é'.ablir que par la force, que la religion avait revêtir la forme sacerdotale, que l'État avait prendre la forme militaire, et que l'édi- fice gothique avait, aussi bien qu'un autre, son archi-

L'ESPRIT ET t,A DOCTRINE 15

lecture, ses proporlions, son équilibre, sa solidité, son utilité et même sa beauté. Par suite encore, faute de comprendre le passé, on ne comprenait pas le présent. On n'avait aucune idée juste du paysan, de l'omTier, du bourgeois provincial ou même du petit noble de cam- pagne; on ne les apercevait que de loin, demi-eiïacés, tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental. « Deux ou trois mille* » gens du monde et lettrés faisaient le cercle des honnêtes gens et ne sortaient pas de leur cercle. Si parfois, de leur château et en voyage, ils avaient entrevu le peuple, c'était en passant, à peu près comme leurs chevaux de poste ou les bestiaux de leurs fermes, avec compassion sans doute, mais sans deviner ses pensées troubles et ses instincts obscurs. On n'imaginait pas la structure de son esprit encore primitif, la rareté et la ténacité de ses idées, l'étroitesse de sa vie routinière, machinale, livrée au travail manuel, absorbée par le souci du pain quotidien, confinée dans les limites de l'horizon visible, son attachement au saint local, aux rites, au prêtre, ses rancunes profondes, sa défiance invétérée, sa crédulité fondée sur l'imagination, son incapacité de concevoir le droit abstrait et les événements publics, le sourd travail par lequel les nouvelles politiques se transformaient dans sa tête en contes de revenant ou de nourrice, ses affolements contagieux pareils à ceux des moutons, ses fureurs aveugles pareilles à celles d'un taureau, et tous

i. Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article Supplice:

18 L'ANCIEN RÉGIME

ces traits de caractère que la Révolution allait mettre au jour. Vingt millions d'hommes et davantage avaient à peine dépassé l'état mental du moyen âge; c'est pour- quoi, dans ses grandes lignes, l'édifice social qu'ils pouvaient habiter devait être du moyen âge. Il fallait assainir celui-ci, le nettoyer, y percer des fenêtres, y abattre des clôtures, mais en garder les fondements, le gros œuvre et la distribution générale; sans quoi, apn-s l'avoir démoli et avoir campé dix ans en plein air, à la façon des sauvages, ses hôtes devaient être forcés de le rebâtir presque sur le même plan. Dans les âmes incultes qui ne sont point arrivées jusqu'à la réflexion , la croyance ne s'attache qu'au symbole corporel et l'obéis- sance ne se produit que par la contrainte physique ; il n'y a de religion que par le curé et d'État que par le gendarme. Un seul écrivain, Montesquieu, le mieux instruit, le plus sagace et le plus équilibré de tous les esprits du siècle, démêlait ces vérités, parce qu'il était à la fois érudit, observateur, historien et jurisconsulte. Mais il parlait comme un oracle, par sentences et en énigmes; il courait, comme sur des charbons ardents, toutes les fois qu'il touchait aux choses de son pays et de son temps. C'est pourquoi il demeurait respecté mais isolé, et sa célébrité n'était point une influence. La raison classique refusait' d'aller si loin pour étu dier si péniblement l'homme ancien et l'homme actuel. Elle trouvait plus court et plus commode de suivre «

1. Réntmé des ca/nrrs. par Prndhomme, Préface, 1789.

L'ESI'UIT ET U DOCTHINE 17

pente originelle, de fernier les yeux sur l'iionniie réel, de rentrer dans son magasin de notions courantes, den tirer la notion de l'homme en général, et de bâtir là- dessus dans les espaces. Par cet aveuglement naturel et définitif, elle cesse de voir les racines antiques et vivantes des institutions contemporaines; ne les voyant plus, elle nie qu'il y en ait. Pour elle, le préjugé héré- ditaire devient un préjugé pur; la tradition n'a plus de litres, et sa royauté n'est qu'une usurpation. Voilà dé- sormais la raison armée en guerre contre sa devancière, pour lui arracher le gouvernement des âmes et pour substituer au règne du mensonge le règne de la vérité.

IV

Dans celte grande expédition, il y a deux étapes. Par bon sens ou par timidité, les uns s'arrêtent à mi-che- min. Par passion ou par logique, les autres vont jusqu'au bout. Une première campagne enlève à l'ennemi ses défenses extérieures et ses forteresses de frontière ; c'est Voltaire qui conduit l'armée philosophique. Pour com- battre le préjugé héréditaire, on lui en oppose d'autres dont l'empire est aussi étendu et dont l'autorité n'est pas moins reconnue. Montesquieu regarde la France par les yeux d'un Persan, et Voltaire, revenant d'Angleterre, décrit les Anglais, espèce inconnue. En face du dogme et du culte régnants, on développe, avec une ironie ouverte ou déguisée, ceux des diverses sectes chré- tiennes, anglicans, quakers, presbytériens, sociniens,

ASC. R£S. U. T. II. S

« L'ANCIEN RÉGIME

ceux des peuples anciens ou lointains, Grecs, nomains, Egyptiens, Mahométans, Guèbres, adorateurs de lirahnia, Chinois, simples idolâtres. En regard de la loi positive 2t de la pratique établie, on expose, avec des intentions visibles, les autres constitutions et les autres mœurs, despotisme, monarchie limitée, république, ici l'Église soumise à l'État, là-bas l'Église détachée de l'État, en tel pays des castes, dans tel autre la polygamie, et, de contrée à contrée, de siècle à siècle, la diversité, la contradiction, l'antagonisme des coutumes fondamen- tales qui, chacune chez elle, sont toutes également consacrées par la tradition et forment toutes légitime- ment le droit public. Dès ce moment, le charme est rompu. Les antiques institutions perdent leur prestige divin; elles ne sont plus que des œuvres humaines, fruits du lieu et du moment, nées d'une convenance et d'une convention. Le scepticisme entre par toutes les brèches. A l'endroit du christianisme, il se change tout de suite en hostilité pure, en polémique prolongée et acharnée; car, à titre de religion d'État, celui-ci occupe la place, censure la libre pensée, fait brûler les écrits, exile, emprisonne, ou inquiète les auteurs, et se trouve partout l'adversaire naturel et officiel. En outre, à titre de religion ascétique, il condamne, non seulement les mœurs gaies et relâchées que la nouvelle philosophie tolère, mais encore les penchants naturels qu'elle auto- rise et les promesses de bonheur terrestre qu'elle fait briller à tous les regards. Ainsi contre lui le cœur et l'esprit sont d'accord. Les textes dans la main, Vol-

L'ESPIUT ET LA DOCTRINE iO

taire le poursuit d'un bout à l'autre de son histoire, depuis les premiers récits bibliques jusqu'aux dernières bulles, avec une animosité et une verv^. implacables, en critique, en historien, en géographe, on logicien, en moraliste, contrôlant les som'ces, opposant les témoi- gnages, enfonçant le ridicule, comme un pic, dans tous endroits faibles l'instinct révolté heurte sa prison mystique, et dans tous les endroits douteux des placages ultérieurs ont défiguré l'édifice primitif. Mais il en respecte la première assise, et en cela les plus grands écrivains du siècle feront comme lui. Sous les religions positives qui sont fausses, il y a la religion naturelle qui est vraie. Elle est le texte authentique et simple dont les autres sont les traductions altérées et amplifiées. Otez les surcharges ultérieures et divergen- tes; il reste l'original, et cet extrait commun, par lequel toutes les copies concordent, est le déisme. Même opération sur les lois civiles et politiques. En France, tant d'institutions survivent à leur utilité, les privilèges ne sont plus justifiés par les services, les droits se sont changés en abus, quelle architecture incohérente que celle de la vieille maison gothique! Comme elle est mal faite pour un peuple moderne! A quoi bon, dans un état uni et unique, tous ces compar- timents féodaux qui séparent les ordres, les corpora- tions, les provinces? Un archevêque suzerain d'une demi-province, un chapitre propriétaire de douze mille serfs, un abbé de salon bien rente sur un monas- tère qu'il n'a jamais vu, un seigneur largement

20 L'ANCIEN RËGIME

pensionné pour figurer dans les antichambres, un magistrat qui achète le droit de rendre la justice, un colonel qui sort du collège pour venir commander son régiment héréditaire, un négociant de Paris qui, ayant loué pour un an une maison de Franche-Comté, aliène par cela seul la propriété de ses biens et de sa personne, quels paradoxes vivants I Et, dans toute l'Europe, il y en a de pareils. Ce qu'on peut dire de mieux en faveur « d'une nation policée* », c'est que ses lois, coutumes et pratiques se composent « pour moitié d'abus, et pour « moitié d'usages tolérables ». Mais sous ces législa- tions positives qui toutes se contredisent entre elles et dont chacune se contredit elle-même, il est une loi naturelle sous-entendue dans les codes, appliquée dans les mœurs, écrite dans les cœurs. « Montrez-moi un « pays il soit honnête de me ravir le fruit de mon (; travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, fl de calonmicr, d'assassiner, d'empoisonner, d'être « ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa i mère quand ils vous présentent à manger. » « Ce « qui est juste ou injuste paraît tel à l'univers entier », et, dans la pire société, toujours la force se met à quelques égards au service du droit, de môme que, dans la pire religion, toujours le dogme extravagant proclame en quelque façon un architecte suprême. Ainsi les religions et les sociétés, dissoutes par l'examen, laissent apercevoir au fond du creuset, les unes un

i. Voltaire, Dialogue*, Entretient entre À, B, C.

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 21

résidu de vérité, les autres un résidu de justice, reli- quat petit, mais précieux, sorte de lingot d'or que la tradition conserve, que la raison épure, et qui, peu à peu, dégagé do s»^s alliages, élaboré, employé à tous les usages, doit fournir seul toute la substance de la reli- gion et tous les fils de la société.

Ici commence la seconde expédition philosophique. Elle se compose de deux armées : la première est celle des Encyclopédistes, les uns sceptiques comme d'Alem- bert, les autres à demi panthéistes comme Diderot et Lamarck, d'autres francs athées et matérialistes secs comme d'Holbach, La Mettrie, Helvétius, plus tard Con- idorcet, Lalande et Volney, tous divers et indépendants les uns des autres, mais tous unanimes en ceci, que la [tradition est l'ennemi. Tel est l'effet des hostilités pro- longées : en durant, la guerre s'exaspère ; on veut tout prendre, pousser l'adversaire à bout, le chasser de tous ses postes. On refuse d'admettre que la raison et la tra- dition puissent ensemble et d'accord défendre la même citadelle; dès que l'une entre, il faut que l'autre sorte; désormais un préjugé s'est établi contre le préjugé. [A la vérité. Voltaire « le patriarche ne veut pas se « départir de son Dieu rémunérateur et vengeur* »:

i. Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article Religion, a Si VOUS avez une bourgade à gouverner, il faut au'elle ait une c religion. >

L'ANCIEN RÉGIME

tolérons en lui ce reste de superstition en souvenir de ses grands services; mais considérons en hommes le fan- tôme qu'il regarde avec des yeux d'enfant. Nous le rece- vons dans notre esprit par la foi, et la foi est toujours suspecte. Il a été forgé par l'ignorance, par la crainte, par l'imagination, toutes puissances trompeuses. Il n'était d'abord que le fétiche d'un sauvage; vainement nous l'avons épuré et agrandi, il se sent toujours de ses origines; son histoire est celle d'un songe héréditaire qui, dans le cerveau affolé et brut, s'est prolongé de générations en générations, et dure encore dans le cer- veau cultivé et sain. Voltaire veut que ce rôve soit vrai, parce qu'autrement il ne peut expliquer le bel arrange- ment du monde et qu'une horloge suppose un horlogei- ; il fimdrait d'abord prouver que le monde est une horloge et chercher si l'arrangement, tel quel, incomplet, qu'on y observe ne s'explique pas mieux par une supposition plus simple et plus conforme à l'expérience, celle d'une matière éternelle en qui le mouvement est éternel. Des particules mobiles et mouvantes dont les diverses sortes ont divers états d'équilibre, voilà les minéraux, la substance inanimée, marbre, chaux, air, eau, charbon'. J'en fais de l'humus, « j'y sème des pois, des fèves, des « choux » ; les plantes se nourrissent de l'humus « et je « me nourris des plantes ». A chacun de mes repas, en moi, par moi, une matière inanimée devient vivante; « j'en fais de la chair, je l'animalise, je la rends scn-

1 Le rave de d'Alembert, par Diderot, pasMim.

L'ESPRIT ET L\ DOCTRINE 23

ff sible ». Il y avait en elle une sensibilité latente, incomplète, qui s'achève et devient manifeste. L'orga- nisation est la cause, la vie et la sensation sont les effets ; je n'ai pas besoin d'une monade spirituelle pour expli- quer les effets, puisque je tiens la cause. « Voyez: cet « œuf, c'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles a de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce « que cet œuf? Une masse insensible avant que le germe a y soit introduit. Et après que le germe y est introduit, « qu'est-ce encore? Une masse insensible, un fluide « inerte. » Ajoutez-y de la chaleur, tenez le tout dans un four, laissez l'opération se faire : vous aurez un pou- let, c'est-à-dire « de la sensibilité, de la vie, de la « mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée ». Ce que vous appelez l'âme, c'est le centre nerveux auquel aboutissent tous les filets sensibles. Les vibrations qu'ils lui transmettent font ses sensations ; une sensation réveil- lée ou renaissante est un souvenir; des sensations, des souvenirs et des signes, font toutes nos idées. Ainsi, ce n'est pas une intelligence qui arrange la matière, c'est la matière qui en s' arrangeant produit les intelligences. Mettons donc l'intelligence elle est, dans le corps organisé; n'allons pas la détacher de son support, pour la jucher dans le ciel, sur un trône imaginaire. Car cet hôte disproportionné, une fois introduit dans notre esprit, finit par déconcerter le jeu naturel de nos sentiments, et, comme un parasite monstrueux, tire à soi toute notre substance*. Le premier intérêt de l'homme sain est de 1. c Si on misanthrope s'était proposé de faire le malheur du

24 L'ANCIEN RÉGIME

s'en dt'Iivrer. d'écarter toute superstition, toute « crainte « de puissances invisibles* ». Alors seulement il peut fonder une morale, démêler « la loi naturelle )). Puis- que le ciel est vide, nous n'avons plus besoin de la cher- cber dans un commandement d'en-baut. Regardons en bas sur la terre; considérons l'bomme lui-même, tel qu'il est aux yeux du naturaliste, c'est-à-dire le corps organisé, l'animal sensible, avec ses besoins, ses appétits et ses instincts. Non seulement ils sont indestructibles, mais encore ils sont légitimes. Ouvrons la prison le préjugé les enferme ; donnons-leur l'espace et l'air libre ; qu'ils se déploient dans toute leur force, et tout sera bien. Selon Diderot*, le mariage perpétuel est un abus; c'est « la tyrannie de l'homme qui a converti en pro- <f priélé la possession de la femme ». La pudeur, comme le vêtement, est une invention et une convention^; il n'y a de bonheur et de mœurs que dans les pays la loi autorise l'instinct, à Otaiti par exemple, le mari.igc dure un mois, souvent un jour, parfois un (juart d'heure, l'on se prend et l'on se quitte à volonté, où, par hospitalité, le soir, on olfre ses filles et sa femme à son hôte, le fils épouse la mère par

genre humain, qu'anrait-il pci inventer de mieux que la « croyance en un être inconiprélionsible, sur lequel les hommes « n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché a plus d'importance qu'à leur propre vie'.' » Diderot, Etilrrlien d'un philosophe avec la Maréchale de....

1. Cf. Catéchisme universel, par Saint-Ijambert, et la Loi na- turelle ou Catéchisme du citoyen français, par Yolney.

2. Supplément au voyage de liougainville.

5. Cf. Mémoires de Mme d'Épinay, conversation avec Duclos et Saint-Lambert chez Mlle Quinault. Rousseau, Confessions, pre-

L'ESPRIT ET LA DOCiniNE 23

politesse, l'union des sexes est une fête religieuse que l'on célèbre en public. Et le logicien poussant à bout les conséquences finit par cinq ou six pages « capables de faire dresser les cheveux* », avouant lui- même que sa doctrine « n'est pas bonne à prêcher aus « enfants ni aux grandes personnes ». A tout le moins, chez Diderot, ces paradoxes ont des correctifs. Quand il peint les mœurs modernes, c'est en moraliste. Non seu- lement il connaît toutes les cordes du clavier humain, mais il les classe chacune à son rang. Il aime les sons beaux et purs, il est plein d'enthousiasme pour les har- monies nobles, il a autant de cœur que de génie*. Bien mieux, quand il s'agit de démêler les impulsions primi- tives, il garde, à côté de l'amour-propre, une place indé- pendante et supérieure pour la pitié, la sympathie, la bienveillance, « la bienfaisance », pour toutes les affec-

lions généreuses du cœur qui se donne et se dévoue sans calcul ni retour sur soi. Mais auprès de lui, en voici d'autres, froids et bornés, qui, selon la méthode mathé- matique des idéologues^, construisent la morale à la façon de Hobbes. 11 ne leur faut qu'un seul mobile, le

[plus simple et le plus palpable, tout grossier, presque

mière partie, livre V. Ce sont jusiement les principes en- 1 geignes par M. de Tavel à Mme de Warens.

\. Suite du rêve de d'Alembert, Entretien entre Mlle de Lespi- nasse et Bordeu. Mémoires de Diderot, Lettre à Mlle Volant. III, 66.

2. Cf. ses admirables contes, Entretien» d'un père avec $e» en- fants et le Seveu de Rameau.

5. Volney, Ibid. « La loi naturelle... consiste tout entière en « faits dont la dénioustration peut sans cesse se renouveler aux

26 L'ANCIEN RÉGIME

mécanique, tout physiologique, l'inclination naturelle qui porte l'animal à fuir la douleur et à chercher le plaisir. « La douleur et le plaisir, dit Helvétius, sont les « seuls ressorts de l'univers moral, et le sentiment de « l'amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse « jeter les fondements d'une morale utile.... Quel autre « motif que l'intérêt personnel pourrait déterminer un « homme à des actions généreuses? 11 lui est aussi iin- « possible d'aimer le bien pour le bien que d'aimer le « mal pour le mal'. » « Les principes de la loi natu- « relie', disent les disciples, se réduisent à un principe « fondamental et unique, la conservation de soi-même. » « Se conserver, obtenir le bonheur », voilà l'instinct, le droit et le devoir. « 0 vous', dit la nature, qui, par l'im- « pulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur à « chaque instant de votre durée, ne résistez pas à ma « loi souveraine, travaillez à votre félicité, jouissez sans « crainte, soyez heureux. » Mais? pour être heureux, contribuez au bonheur des autres ; si vous voulez qu'ils vous soient utiles, soyez-leur utile; votre intérêt bien entendu vous commande de les servir. « Depuis la nais- « sance jusqu à la mort, tout homme a besoin des hom- « mes. » « Vivez donc pour eux, afin qu'ils vivent pour « vous. » « Soyez bons, parce que la bonté enchaîne « tous les cœurs ; soyez doux, parce que la douceur attire

c sens et composer une science aussi précise, aussi exacte que t la géométrie et les mathématiques. »

1. Helvétius, de l'Esprit, passim.

2. Volney, ib., ch. m. Saint-Lambert, ib., premier dialogue.

3. Baron d'Holbach, Système de la nature, II, 408 493

L'ESPRIT ET LA DOCTRISB 27

« raiïection ; soyez modestes, parce que l'orgueil révolte « des êtres remplis d'eux-mêmes.... Soyez citoyens, parce « que la patrie est nécessaire à votre sûreté et à votre « bien-être. Défendez votre pays, parce que c'est lui qui « vous rend heureux et renferme vos biens. » Ainsi la vertu n'est que l'égoïsme muni d'une longue-Mie ; l'homme n'a d'autre raison pour bien faire que la crainte de se faire mal, et, quand il se dévoue, c'est à son inté- rêt. On va vite et loin sur cette pente. Sitôt que pour chacun l'unique règle est d'être heureux, chacun veut l'être à l'instant, à sa guise; le troupeau des appétits lâchés se rue en avant et renverse d'abord les barrières. D'autant plus qu'on lui a prouvé que toute barrière est nuisible, inventée par des pâtres rusés et malfaisants pour mieux traire et tondre le troupeau, a L'état de « société est un état de guerre du souverain contre « tous, et de chacun des membres contre les autres*.... « Nous ne voyons sur la face du globe que des souve- « rains injustes, incapables, amollis parle luxe, corrom- a pus par la flatterie, dépravés par la licence et l'im- « punité, dépourvus de talents, de mœurs et de vertus.... « L'homme est méchant, non parce qu'il est méchant. « mais parce qu'on l'a rendu tel. » « Voulez- vous 'sa- « voir l'histoire abrégée de presque toute notre misère? « La voici : Il existait un homme naturel, on a introduit « au dedans de cet homme un homme artificiel, et il « s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure

i. Baron dllolbach, Système de la nature, I, 347. 2. Diderol, Supplément au voyage de Bougainville.

28 L'ANCIEN RÉGIME

a toute la vie.... Si vous vous proposez d'être son « tyran..., empoisonnez-le de votre mieux d'une morale « contraire à la nature, faites-lui des entraves d(» touto « espèce, embarrassez ses mouvements de mille obsla- « clés; attachez-lui des fantômes qui l'effrayent..., I^ « voulez-vous heureux et libre, ne vous mêlez pas de ses « affaires.... Et demeurez à Jamais convaincu que ce « n'est pas pour vous, mais pour eux que ces sages « législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous « l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, « civiles et religieuses ; examinez-les profondément, et « je me trompe fort, ou vous verrez l'espèce humaine « pliée de siècle en siècle au joug qu'une poignée de fri- « pons se permettait de lui imposer.... Méfiez-vous de « celui qui veut mettre l'ordre ; ordonner, c'est toujours « se rendre maître des autres en les gênant. » Plus de gêne ; les passions sont bonnes, et, si le troupeau veut enfin manger à pleine bouche, son premier soin sera de fouler sous ses sabots les animaux mitres et couronnés qui le parquent pour l'exploiter*.

1. Diderot : Les Eleuthéromanes.

« Et ses mains, ourdissant les entrailles du prôtre, « Ln feraient un cordon pour le dernier des roi». »

Crissot : < Le besoin étant notre seul titre de propriété, il en c résulte que, lorsqu'il est satisfait, l'iiomnie n'est plus prf>- « priétairc.... Dsux besoins essentiels résultent de la constitution « de l'animal, la nutrition et l'évacuation.... Les hommes pcuvent- c ils se nourrir de leurs semblables? Oui, car les êtres ont c droit de se nourrir de toute matière propre à satisfaire leurs e besoins.... Homme de la nature, suis ton vœu, écoute ton be- « soin, c'est ton seul maître, ton seul guide. Sens-tu s'allumer c dans tes veines un feu secret à l'aspect d'un objet charm.inf/

L'ESPRIT ET LA DjCTIUNE 29

VI

Retour à la nature, c'est-à-dire abolition de la société : tel est le cri de guerre de tout le bataillon encyclopé- dique. Voici que d'un autre côté le même cri s'élève ; cest le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, à son tour, vient donner l'assaut au régime établi. La sape que celui-ci pratique au pied des murailles semble plus bor- née, mais n'en est que plus efficace, et la machine de destruction qu'il emploie est aussi une idée neuve de la nature humaine. Cette idée, Rousseau l'a tirée tout en- tière du spectacle de son propre cœur* : homme étrange, original et supérieur, mais qui, dès l'enfance, portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait; esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les émotions et les images étaient trop fortes : à la fois aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu'il s'était forgé; incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses résolutions pour des actes, ses velléités pour des réso- lutions et le rôle qu'il se donnait pour le caractère qu'il croyait avoir; en tout disproportionné au train courant

Il est à toi, tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. « L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est « de la propriété. » (Essai publié en 1780, reproduit en t782 dans la Bibliothèque du législateur, cité par Bucbez et Roux, His' toire parlementaire, XIII, 451.

1. Ce sont les propres paroles de Rousseau {ïïoiisseau juge de Jean-Jacques, troisième dialogue, 193). c D'où le peiutre et l'a-

30 L'ANCIEN hÉGIME

du monde, s'aliourlaut, se blessant, se salissant à toutes les bornes du chemin; ayant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et néanmoins gardant jusqu'au bout la sensibilité délicate et profonde, l'humanité, l'attendrissement, le don des larmes, la faculté d'aimer, la passion de la justice, le sentiment religieux, l'enthou- siasme, comme autant de racines vivaces fermente toujours la sève généreuse pendant que la tige et les ra- meaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l'in- clémence de l'air. Comment expliquer un tel contraste? Comment Rousseau l'explique-t-il lui-même? Un critique, un psychologue ne verrait qu'un cas singulier, l'effet d'une structure mentale extraordinaire et discordante, analogue à celle d'Hamlet, de Chatterton, de René, de Werther, propre à la poésie, impropre à la vie. Rousseau généralise : préoccupé de soi jusqu'à la manie et ne voyant dans le monde que lui-même, il imagine l'homme d'après lui-même et « le décrit tel qu'il se sent ». A cela d'ail- leurs l'amour-propre trouve son compte ; on est bien aise d'être le type de l'homme ; la statue qu'on se dresse en prend plus d'importance ; on se relève à ses propres yeux quand, en se confessant, on croit confesser le genre hu- main. Rousseau convoque les générations par la trom- pette du jugement dernier et s'y présente hardiment aux yeux des hommes et du souverain juge : « Qu'un seul te « dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet homme-là*! »

» pologiste de la nature, aujourd'hui si défigurée et si caloin-

c niée, a-t-il pu tirer son modèle, si ce n'est de son propre c cœur? »

1. Confessions. Livre I, i, et fin du V* livre. Première leftre

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 31

Toutes les souillures qu'il a contractées lui viennent du dehors ; c'est aux circonstances qu'il faut attribuer ses bassesses et ses vices : « Si j'étais tombé dans les mains « d'un meilleur maître..., j'aurais été bon chrétien, bon « père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en « toutes choses. » Ainsi la société seule a tous les torts. Pareillement, dans l'homme en général, la nature est bonne. « Ses premiers mouvements sont toujours « droits.... Le principe fondamental de toute morale, sur « lequel j'ai raisonné dans mes écrits, est que Vhomme « est un être naturellement bon, aimant la justice et l'or- « dre.... L'Emile en particulier n'est qu'un traité de la « bonté originelle de l'homme, destiné à montrer com- « ment le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y « introduisent du dehors et l'altèrent insensiblement.... « La nature a fait l'homme heureux et bon, la société le V déprave et le fait misérable'. » Dépouillez-le, par la pensée, de seshabitudes factices, de sesbesoins surajoutés, de ses préjugés faux; écartez les systèmes, rentrez dans votre propre cœur, écoutez le sentiment intime, laissez-

k M. de Malesherbes. « Je connais mes grands défauts, et je 4 sens \*ivement tous mes vices. Avec tout cela, je mourrai per- « suadé que, de tous les hommes que j'ai connus en ma vie. « nul ne fut meilleur que moi. » A Mme B. IG mars 1770. « Vous m'avez accordé de l'estime sur mes écrits; vous m'en I accorderiez plus encore sur ma vie si elle vous était connue, et « davantage encore sur mon cœur s'il était ouvert à vos yeui. Il « n'en fut jamais un meilleur, un plus tendre, un plus juste.... a Tous mes malheurs ne me viennent que de mes vertus, b A Mme de la Tour. « Celui qui ne s'enthousiasme pas pour moi « n'est pas digne de moi. »

1. Lettre à M. de Beaumont, 24. Roiuseau juge de Jean- Jacques, troisième entretien, 193.

52 L'ANCIEN RÉGIME

vous giiidei- par la lumière de riusUnct el de la ruu- science ; el vous retrouverez cet Adam primitif, semi>lal»ie à une statue de marbre incorruptible qui, tombée dans un marais, a disparu depuis longtemps sous une croûte de moisissures et de vase, mais qui, délivrée de sa gaine fangeuse, peut remonter sur son piédestal avec toute la perfection de sa forme et toute la pureté de sa blan- cheur.

Autour de cette idée centrale se reforme la doctrine spiritualiste. Un être si noble ne peut pas être un simple assemblage d'organes; il y a en lui quelque chose de plus que la matière; les impressions qu'il reçoit par les sens ne le constituent pas tout entier. « Je ne suis pas a seulement un être sensitif et passif, mais un être actif « et intelligent, et, quoi qu'en dise la philosophie, j'ose- « rai prétendre à l'honneur de penser. » Bien mieux, ce principe pensant est, en l'homme du moins, d'espèce su- périeure. « Qu'on me montre un autre animal sur la terre « qui sache faire du feu et qui sache admirer le soleil. « Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs « rapports; je puis sentir ce qu'est ordre, beauté, vertu; « je puis contempler l'univers, m'élevér à la main qui le « gouverne ; je puis aimer le bien, le faire, et je me coin- « parerais aux bêtes! » L'homme est libre, capable de choisir entre deux actions, parlant créateur de ses actes ; il est donc une cause originale et première, « une sub- « stance immatérielle », distincte du corps, une âme que

1. Emile, l'sofession de foi du vicaire savoyard, passim.

L'ESPRIT ET LA DOCTRLNE 53

!e corps gêne et qui peut survivre au corps. Celte àine immortelle engagée dans la chair a pour voix la con- science. « Conscience! instinct divin, immortelle et cé- « leste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, « mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du (I mal qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui « fais l'excellence de sa nature. » A côté de l'amour- propre, par lequel nous subordonnons le tout à nous- mêmes, il y a l'amour de l'ordre, par lequel nous nous subordonnons au tout. A côté de l'égoïsme, par lequel l'homme cherche son bonheur même aux dépens des autres, il y a la sympathie, par laquelle il cherche le bon- heur des autres même aux dépens du sien. La jouissance personnelle ne lui suffit pas ; il lui faut encore la paix de la conscience et les effusions du cœur. Voilà l'homme tel que Dieu l'a fait et l'a voulu; il n'y a point de défaut dans sa structure. Les pièces inférieures y servent comme les supérieures; toutes sont nécessaires, proportionnées, en place, non seulement le cœur, la conscience, la raison et les facultés par lesquelles nous surpassons les brutes, mais encore les inclinations qui nous sont communes avec l'animal, l'instinct de conservation et de défense, le besoin de mouvement physique, l'appétit du sexe, et le reste des impulsions primitives, telles qu'on les constate dans l'enfant, dans le sauvage, dans l'homme inculte'. Aucune d'elles, prise en soi, n'est vicieuse ou nuisible. Aucune d'elles n'est trop forte, même l'amour de soi.

i. Emile, livre I, et Lettre à il. de Deaumonl, passim. ASC. REC. n. T. IL 3

54 L'ANCIEN RÉGIME

Aucune n'entre en jeu hors de saison. Si nous n'interve- nions pas, si nous ne leur imposions pas de contrainte, si nous laissions toutes ces sources vives couler sur leur pente, si nous ne les emprisonnions pas dans nos con- duits artificiels et sales, nous ne les verrions jamais écu- mer ni se ternir. Nous nous étonnons de leurs souillures et de leurs ravages; nous oublions qu'à leur origine elles étaient inoiïensives et pures. La faute est à nous, aux compartiments sociaux, aux canaux encroûtés et rigides par lesquels nous les dévions, nous les contournons, nous les faisons croupir ou bondir. « Ce sont vos gouver- « nements mêmes qui font les maux auxquels vous pré- « tendez remédier par eux.... Sceptres de fer! lois insen- « sées ! c'est à vous que nous reprochons de n'avoir pu « remplir nos devoirs sur la terre! » Otez ces digues, œuvres de la tyrannie et de la routine; la nature déli- vrée reprendra tout de suite son allure droite et saine, et, sans effort, l'homme se trouvera, non seulement heu- reux, mais vertueux*.

Sur ce principe, l'attaque commence : il n'y en a pa> qui pénètre plus avant ni qui soit conduite avec une pins âpre hostilité. Jusqu'ici on ne présentait les institutions régnantes que comme gênantes et déraisonnables; à pré- sent on les accuse d'être en outre injustes et corruptrices. 11 n'y avait de soulevés que la raison et les appétits; on révolte encore la conscience et l'orgueil. Avec Voltaire et

1. « Article I. Tous les Français seront vertueux. Article II. Tous les Français seront heureux. » (Projet de Constitution re- trouvé dans les papiers de Sismondi, alors écolier.)

LESPRIT ET LA DOCTRINE 53

Montesquieu, tout ce que je pouvais espérer, c'étaient des maux un peu moindres. Avec Diderot et d'Holbach, je ne distinguais à l'horizon qu'un Eldorado brillant ou une Cylhère commode. Avec Rousseau, je vois à portée de ma main un Éden du premier coup je retrouverai ma noblesse inséparable de mon bonheur. J'y ai droit; la na- ture et la Providence m'y appellent; il est mon héritage. Seule une institution arbitraire m'en écarte et fait mes vices en même temps que mon malheur. Avec quelle colère et de quel élan vais-je me jeter contre la vieille barrière I On s'en aperçoit au ton véhément, au style amer, à l'éloquence sombre de la doctrine nouvelle. Il ne s'agit plus de plaisanter, de polissonner; le sérieux est continu; on s'indigne, et la voix puissante qui s'élève perce au delà des salons jusqu'à la foule souffrante et Lrrossière,à qui nul ne s'est encore adressé, dont les res- sentiments sourds rencontrent pour la première fois un interprète, et dont les instincts destructeurs vont bientôt s'ébranler à l'appel de son héraut. Rousseau est du peuple et il n'est pas da monde. Dans un salon il se trouve gêné*; il ne sait pas causer, être aimable; il n'a de jolis mots qu'après coup, sur l'escalier; il se tait d'un air maussade ou dit des balourdises, et ne se sauve de la

1. Confessions. Partie II, livre IX, 568. « Je ne comprends pas « comment on ose parler dans un cercle.... Je me hâte de balbu- « tier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand t elles ne signifient rien du tout.... J'aimerais la société tout » comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer, non seule- « mont à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. » Cf. Nouvelle Héloîse, 2' partie, Lettre de Saint-Preux sur Pans, et Emile, fin du livxe IV.

36 L'ANCIEN HCGIME

maladresse que par des boutades de ruslre ou des sen- tences de cuistre. L'élégance lui déplaît, le luxe l'incorn- mode, la politesse lui semble un mensonge, la conver- sation un bavardage, le bon ton une grimace, la gaieté une convention, l'esprit une parade, la science un char- latanisme, la philosophie une affectation, les mœurs une pourriture. Tout y est factice, faux et malsain', depuis le fard, la toilette et la beauté des femmes jusqu'à l'air des appartements et aux ragoûts des fables, le sentiment comme le plaisir, la littérature comme la musique, le gouvernement comme la religion. Cette civilisation qui s'applaudit de son éclat n'est qu'un trémoussement do singes surexcités et serviles qui s'imitent les uns les autres et se gâtent les uns les autres pour arriver par lo raffinement au malaise et à l'ennui. Ainsi, par elle-même, la culture humaine est mauvaise, et les fruits qu'elle fait naître ne sont que des excroissances ou des poisons. A quoi bon les sciences? Incertaines, inutiles, elles ne

1. Confessions, partie, IX, 561. o J'étais si ennuyé des salons, « des jets d'eau, des bosquets, des parterres el des plus ennuyeux « montreurs de tout cela; j'étais si excédé de brochures, de cl;i- « vecin, de tri, de nœuds, de sots bons mots, de fades minaudc- « ries, de petits conteurs et de grands soupers, que, quand J'' a lorgnais du coin de l'œil un simple pauvre buisson dépim;^. « une haie, une grange, un pré, quand je humais, en traversant « un liameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil..., je c donnais au diable le rouge, les falbalas et l'ambre, et, regrettant « le diner de la ménagère et le vin du cru, j'aurais de bon cœur « paumé la gueule à Monsieur le chef et à Monsieur le maître qui a. me faisaient diner à l'heure je soupe et souper à l'heure c je dors, mais surtout à Messieurs les laquais qui dévoraient des a yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me ven- < daient le vin drogué de leur maître, dix fois plus cher que je t n'en aurais payé de meilleur au cabaret. >

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 37

sont qu'une pâture pour les disputeurs et les oisifs '. « Qui « voudrait passer sa vie en de stériles contemplations, « si chacun, ne consultant que les devoirs de l'homme I' et les besoins de la nature, n'avait de temps que pour « la patrie, pour les malheureux et pour ses amis, d A quoi bon les beaux-arts? Ils ne sont qu'une flatterie publique des passions régnantes, a Plus la comédie est « agréabl< et parfaite, plus son effet est funeste », et le théâtre, même chez Molière, est une école de mauvaises mœurs, « puisqu'il excite les âmes perfides à punir, sous « le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens ». La tragédie, qu'on dit morale, dépense en effusions fausses le peu de vertu qui nous reste encore. « Quand un homme « est allé admirer de belles actions dans des fables, < qu'a-t-on encore à exiger de lui? Ne s'est-il pas ac- « quitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'iiommage « qu'il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu'il fit de « plus? Qu'il la pratiquât lui-même? Il n'a pas de rôle à , « jouer, il n'est pas comédien. » Sciences, beaux-arts, arts de luxe, philosophie, littérature, tout cela n'est bon qu'à efféminer et dissiper l'âme ; tout cela n'est fait que pour le petit troupeau d'insectes brillants ou bruyants qui bourdonnent au sommet de la société et sucent toute la substance publique. En fait de sciences, une seule est nécessaire, celle de nos devoirs, et, sans tant de subtilité ou d'études, le sentiment intime suffit pour nous l'enseigner. En fait d'arts, il n'y a de lolé-

1. Discours sur C influence des sciences et des arts. Lettre à iAlemherl sur les spectacles.

58 L'ANCIEN RÉf.IME

rables que ceux qui, fournissant à nos premiers besoins, nous donnent du pain pour nous nourrir, un toit pour nous abriter, un vêtement pour nous rouvrir, des armes pour nous défendre. Kn fait de vie, il n'en est qu'une saine, celle que l'on mî;ne aux champs, sans apprêt, sans éclat, en famille, dans les occupations de la culture, sur les provisions que fournit la terre, parmi des voisins qu'on traite en égaux et des serviteurs qu'on traite en amis. En fait de classes, il n'y en a qu'une respec- table, celle des hommes qui travaillent, surtout celle des hommes qui travaillent de leurs mains, artisans, labou- reurs, les seuls qui soient véritablement utiles, les seuls qui, rapprochés par leur condition de l'état naturel, j^ar- dent, sous une enveloppe rude, la chaleur, la bonté et la droiture des instincts primitifs. Appelez donc de leur vrai nom cette élégance, ce luxe, cette urbanité, cette déli- catesse littéraire, ce dévergondage philosophique que le préjugé admire comme la fleur de la vie humaine; ils n'en sont que la moisissure. Pareillement estimez à son juste prix l'essaim qui s'en nourrit, je veux dire l'aris- tocratie désœuvrée, tout le beau monde, les privilégiés qui commandent et représentent, les oisifs de salon qui causent, jouissent et se croient l'élite de l'humanité; ils n'en sont que les parasites. Parasites et moisissure, l'un attire l'autre, et l'arbre ne se portera bien que lorsque nous l'aurons débarrassé de tous les deux. Si la civilisation est mauvaise, la société est pire'. Car

1. « La société est naturelle à l'espèce humaine, comme la di'- c crépilufle à l'individu. Il faut des arts, des lois, des gouverne-

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 39

elle ne s'établit qu'en détruisant l'égalité primitive, et ses deux institutions principales, la propriété et le gou- vernement, sont des usurpations. « Le premier* qui, ayant « enclos un terrain, s'avisa de dire ceci est à moi, et « trouva des gens assez simples pour le croire, fut le « vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de 0 guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs « n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arra- « chant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses < semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; 0 vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à a tous et que la terre n'est à personne! » La pre- mière propriété fut un vol par lequel l'individu dérobait à la communauté une partie de la chose publique. Uien ne justifiait son attentat, ni son industrie, ni sa peine, ni la valeur qu'il a pu ajouter au sol. « Il avait beau « dire : C'est moi qui ai bâti ce mur, j'ai gagné ce ter- « rain par mon travail. Qui vous a donné les aligne- « ments, pouvait-on lui répondre, et en vertu de quoi « prétendez-vous être payé d'un travail que nous ne vous « avons point imposé? Ignorez-vous qu'une multitude de « vos frères périt ou souffre du besoin de ce que vous « avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement « exprès et unanime du genre humain pour vous appro- « prier, sur la subsistance commune, tout ce qui allait f au delà de la vôtre? » On reconnaît, à travers la

t ments aux peuples, comme il faut des béquilles aux vieillards. » [Lettre à M. Philopolis, 2i8.) 1. Discours sur C origine de f inégalité, passim.

40 L'ANCIEN REGIME

t Iléorie, i'acccnl personnel , la rancunedn plébéien pauvre, aigri, qui, entrant dans le monde, a trouvé les places prises et n'a pas su se faire la sienne, qui marque dans ses confessions le jour à partir duquel il a cessé de sentir la faim, qui, faute de mieux, vit en concubinage avec une seivante et met ses cinq enfants à l'hôpital, tour à lour valet, commis, bohème, précepteur, copiste, tou- jours aux aguets et aux expédients pour maintenir son indépendance, révolté par le contraste de la condition qu'il subit et de l'âme qu'il se sent, n'échappant à l'envie que par le dénigrement, et gardant au fond de son cœur une amertume ancienne « contre les riches et les heu- « reux du monde, comme s'ils l'eussent été à ses dépens « et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le « sien* ». Non seulement la propriété est injuste par son origine, mais encore, par une seconde injustice, elle attire à soi la puissance, et sa malfaisance grandit comme un chancre sous la partialité de la loi. « Tous (( les avantages de la société* ne sont-ils pas pour les « puissants et pour les riches? Tous les emplois lucra- « tifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? Et l'aulo- « rite publique n'est-elle pas toute en leur faveur? « Qu'un homme de considération vole ses créanciei's « ou fasse d'autres friponneries, n'est-il passûrde l'im- « punité? Les coups de bâton qu'il distribue, les vio- « lences qu'il commet, les meurtres et les assassinats « dont il se rend coupable, ne sonl-ce pas des aiïaires

1. Emile, livre IV. Récit de Rousseau, 13.

2. Discours sur VÉconomie politique, 326.

L'ESPRIT ET LA DOCTROE 41

a qu'on assoupit et dont au bout de six mois il n'est a plus question? Que ce même homme soit volé, a toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur i aux innocents qu'il soupçonne ! Passe-t-il dans un « lieu dangereux, voilà les escortes en campagne. « L'essieu de sa chaise vient-il à se rompre, toul vole à « son secours. Fait-on du bruit à sa porte, il dit un fl mot et tout se tait. La foule l'incommode-t-elle, il « fait un signe et tout se range. Un charretier se « trouve-t-il sur son passage, ses gens sont prêts à las- c sommer, et cinquante honnêtes piétons seraient plutôt a écrasés qu'un faquin retardé dans son équipage. « Tous ces égards ne lui coûtent pas un sol; ils sont <( le droit de l'homme riche, et non le prix de la richesse, a Que le tableau du pauvre est différent ! Plus l'hu- « manité lui doit, plus la société lui refuse. Toutes les « portes lui sont fermées même quand il a le droit de fl les faire ouvrir, et, s'il obtient quelquefois justice, c'est a avec plus de peine qu'un autre obtiendrait grâce. S'il y « a des corvées à faire, une milice à lever, c'est à lui « qu'on donne la préférence. 11 porte toujours, outre sa « charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de « se faire exempter. Au moindre accident qui lui arrive, « chacun s'éloigne de lui. Que sa pauvre charrette ren- a verse, je le tiens heureux s'il évite en passant les « avanies des gens lestes d'un jeune duc. En un mot, « toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisé- « ment parce qu'il n'a pas de quoi la payer. Biais je le (f tiens pour un homme perdu, s'il a le malheur d'avoir

42 L'ANCIEN RÉGIME

« l'âme lionnfMe, une fille aimable et «n puissant voi- « sin. Résumons en quatre mots le pacte social des « deux états : Vous avez besoin de moi, car je suis riche « et vous êtes pauvre : faisons donc un accord entre « nous; je permettrai que vous ayez l'honneur de me « servir, à condition que vous me donnerez le peu qui (( vous reste pour la peine que je prends de vou^ corn- « mander. »

Ceci nous montre l'esprit, le but et l'eiïet de la société politique. A l'origine, selon Rousseau, elle fut un contrat inique qui, conclu entre le riclie adroit et le faible dupé, « donna de nouvelles entraves au faible, de nou- « velles forces au riche », et, sous le nom de propriété légitime, consacra l'usurpation du sol. Aujourd'hui elle est un contrat plus inique, « grâce auquel un enfant com- « mande à un vieillard, un imbécile conduit des hommes « sages, une poignée de gens regorge de superfluités, « tandis que la multitude affamée manque du nécessaire » . Il est dans la nature de l'égalité de s'accroître; c'est pour- quoi l'autorité des uns a grandi en même temps que la dépendance des autres, tant qu'enfin, les deux conditions étant arrivées à l'extrême, la sujétion héréditaire et perpé- tuelle du peuple a semblé de droit divin comme le despo- tisme héréditaire et perpétuel du roi. Voilà l'étal pré- sent, et, s'il change, c'est en pis. « Car*, toute l'occupation « des rois ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions « se rapporte à deux seuls objets, étendre leur domina-

i. Discours sur [origine de l'inégalité, 178. Contrat social,

I, cl). IV.

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 43

« tion au dehors, et la rendre plus absolue au dedans. » Quand ils allèguent un autre but, c'est prétexte. « Les « mois bien public, bonheur des sujets, gloire delanaiion. « si lourdement employés dans les édits publics, n'an- « noncent jamais que des ordres funestes, et le peuple « gémit d'avance, quand ses maîtres lui parlent de leurs fl soins paternels. » Mais, arrivé à ce terme fatal, « le « contrat du gouvernement est dissous; le despote n'est « maître qu'aussi longtemps qu'i.'est le plus fort, et, sitôt « qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la « violence ». Car il n'y a de droit que par consentement, et il n'y a ni consentement ni droit d'esclave à maître. « Soit d'un homme à un homms, soit d'un homme à un « peuple, ce discours sera toujours également insensé : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et « toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira « et que tu observeras tant qu'il me plaira. » Que des fous signent ce traité; puisqu'ils sont fous, ils sont hors d'état de contracter, et leur signature n'est pas valable. Que des vaincus à terre et l'épée sur la gorge acceptent ces conditions ; puisqu'ils sont contraints, leur promesse est nulle. Que des vaincus ou des fous aient, il y a mille ans, engagé le consentement de toutes les géné- rations suivantes : si l'on contracte pour un mineur, on ne contracte pas pour un adulte, et, quand l'enfant est parvenu à l'âge de raison, il n'appartient plus qu'à lui- même. A la fin nous voici adultes, et nous n'avons qu'à faire acte de raison pour rabattre à leur valeur les pré- tentions de cette autorité qui se dit légitime. Elle a la

41 L'ANCIEN RÉGIME

puissance, rien de plus. Mais « un pistolet aux mains dun « brigand est aussi une puissance » ; direz-vous qu'en conscience je suis obligé de lui donner ma bourse? Je n'obéis que par force, et je lui reprendrai ma bourse sitôt que je pourrai lui prendre son pistolet.

VII

Arrêtons-nous ici; ce n'est pas la peine de suivre les enfants perdus du parti, Naigeon et Sylvain Maréchal, Mably et Morelly, les fanatiques qui érigent l'athéisme en dogme obligatoire et en devoir supérieur, les socialistes qui, pour supprimer l'égoïsme, proposent la communauté des biens et fondent une république tout homme qui voudra rétablir « la détestable propriété » sera déclaré ennemi de l'humanité, traité « en fou furieux » et pour la vie renfermé dans un cachot. 11 suffit d'avoir suivi les corps d'armée et les grands sièges. Avec des engins différents et des tactiques contraires, les diverses attaques ont abouti au même eiïet. Toutes les institutions ont été sapées par la base. La philosophie régnante a retiré toute autorité à la coutume, à la religion et à l'État. 11 est admis, non seulement qu'en elle-même la tradition est fausse, mais encore que par ses œuvres elle est malfaisante, que sur l'erreur elle bâtit l'injustice et que par l'aveu- glement elle conduit l'homme à l'oppression. Désormais la voilà proscrite. « Écrasons l'infâme » et ses fauteurs. Elle est le mal dans l'espèce humaine, et, quand le mal sera supprimé, il ne restera plus que du bien. « Il arri*

LESPRIT ET U DOCTRINE * 45

« vera donc ce moment* le soleil n'éclairera plus sur a la terre que des hommes libres, ne reconnaissant pour « maîtres que leur raison; les tyrans et les esclaves. « les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments fl n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâ- « très; l'on ne s'en occupera plus que pour plaindre « leurs victimes et leurs dupes, pour s'entretenir par « l'horreur de leurs excès dans une utile vigilance, pour « savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la raison « les premiers germes de la superstition et de la tyran- « nie, si jamais ils osaient reparaître. » Le millénium va s'ouvrir, et c'est encore la raison qui doit le con- struire. Ainsi nous devrons tout à son autorité salutaire, la fondation de l'ordre nouveau comme la destruction de l'ordre ancien.

1. Coudorcet, Tableau de» progrès de lesprU humain. Dixicmc épuquc.

CHAPITRE IV

ConslrucUon de la société future. I. Métliodc nialliéinatiquo. Définition de l'Iiomine abstrait. Contrat social. Indépen- dance et égalité des contractants. Tous seront égaux devant la loi, et chacun aura une part dans la souveraineté. II. Pre- mières conséquences. L'application de celte théorie est aisée.

Motifs de confiance, persuasion que l'homme est par essence raisonnable et bon. III. Insuffisance et fragilité de la raison dans l'homme. Insuffisance et rareté de la raison dans l'hu- manité. — Rôle subalterne de la raison dans la conduite de l'homme. Les puissances brutes et dangereuses. Nature et utilité du gouvernement. Par la théorie nouvelle le gou- vernement devient impossible. IV. Secondes conséquences. Par la théorie nouvelle l'État devient despote. Précédents de celte théorie. La centralisation administrative. L'utopie des économistes. Nul droit antérieur n'est valable. Nulle association collatérale n'est tolérée. Aliénation totale de l'individu à la communauté. Droits de l'État sur la pro- priété, l'éducation et la religion. L'État couvent Spartiate.

V. Triomphe complet et derniers excès de la raison clas- sique. — Comment elle devient une monomanie. Pourquoi son œuvre n'est pas viable.

I

Considérez donc la société future telle qu'elle appa- raît à cet instant à nos législateurs de cabinet, et songez qu'elle apparaîtra bientôt sous le même aspect aux légis- lateurs d'assemblée. A leurs yeux le moment décisif est

L'ESPRIT ET L\ DOCTRI>B 47

arrivé. Désormais il y aura deux histoires', l'une celle du passé, l'autre celle de l'avenir, auparavant l'histoire de l'homme encore dépourvu de raison, maintenant l'histoire de l'homme raisonnable. Enfin le règne du droit va com- mencer. De tout ce que le passé a fondé et transmis, rien nest légitime. Par-dessus l'homme naturel, il a créé un homme artificiel, ecclésiastique ou laïque, noble ou ro- turier, roi ou sujet, propriétaire ou prolétaire, ignorant ou lettré, paysan ou citadin, esclave ou maître, toutes qua- lités factices dont il ne faut point tenir compte, puisque leur origine est entachée de violence et de dol. Oloiis ces vêlements surajoutés; prenons l'homme en soi, le même dans toutes les conditions, dans toutes les situa- tions, dans tous les pays, dans tous les siècles, et cher- chons le genre d'association qui lui convient. Le problème ainsi posé, tout le reste suit. Conformément aux habi- tudes de l'esprit classique et aux préceptes de l'idéologie régnante, on construit la politique sur le modèle des ma- thématiques*. On isole une donnée simple, très générale, très accessible à l'observation, très familière, et que l'écolier le plus inattentif et le plus ignorant peut aisément saisir. Retranchez toutes les différences qui séparent un homme des autres ; ne conservez de lui que la portion

1. Barère. Poiut du jour, 1 (15 juin 1789). t Vous êtes appelés « à recommencer l'histoire. »

2. Condorcet, Ib. « Les méthodes des sciences mathématiques, appliquées à de nouveaux objets, ont ouvert des routes nouvelles c aux sciences politiques et morales. » Cf. dans Rousseau, Contrat social, le calcul mathématique de la fraction de souve- raineté qui revient à chacun.

43 L'ANCIEN RÉGIME

commune à lui et aux autres. Ce roli(iuat est l'homme ea général, en d'autres termes « un être sensible et raison- « nable, qui en cette qualité évite la douleur, cherche le « plaisir », et partant aspire « au bonheur, c'est-à-dire ù « un état stable dans lequel on éprouve plus de plaisir que « de peine* », ou bien encore « c'est un être sensible, « capable de former des raisonnements et d'acquérir des « idées morales' ». Le premier venu peut trouver cette notion dans son expérience et la vérifier lui-même du pre- mier regard. Telle est l'unité sociale; réunissons-en plu- sieurs, mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et voilà le peuple français. On suppose des hommes nés à vingt et un ans, sans parents, sans pûisé, sans tradition, sans obligations, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux. En cet état, et au moment de contracter ensemble, tous sont égaux ; car, par définition, nous avons écarté les qua- lités extrinsèques et postiches par lesquelles seules ils différaient. Tous sontlibres ; car, par définition, nous avons supprimé les sujétions injustes que la force brutale et le préjugé héréditaire leur imposaient. Mais, tous étant égaux, il n'y a aucune raison pour que, par leur contrat, ils concèdent des avantages particuliers à l'un plutôt qu'à l'autre. Ainsi tous seront égaux devant la loi; nulle personne, famille ou classe, n'aura de privilège; nul ne pourra réclamer un droit dont un autre serait privé; nul

1. Saint-Lambert, Calhéchisme universel, premier dialogue, M.

2. Condorcet. Ibid. Neuvième époque. « De cette seule vérité, « les publicisles sont parvenus à déduire les droits de l'homme. >

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 49

ne devra porter une charge dont un autre serait exempt. D'autre part, tous étant libres, chacun entre avec sa vo- lonté propre dans le faisceau de volontés qui constitue la société nouvelle; il faut que, dans les résolutions com- munes, il intervienne pour sa part. 11 ne s'est engagé qu'à cette condition ; il n'est tenu de respecter les lois que parce qu'il a contribué à les faire, et d'obéir aux magis- trats que parce qu'il a contribué à les élire. Au fond de toute autorité légitime, on doit retrouver son consente- ment ou son vote, et, dans le citoyen le plus humble, les plus hauts pouvoirs publics sont obligés de reconnaître un des membres de leur souverain. Nul ne peut aliéner ni perdre cette part de souveraineté ; elle est inséparable de sa personne, et, quand il en délègue l'usage, il en garde la propriété. Liberté, égalité, souveraineté du peuple, ce sont les premiers articles du contrat social. On les a déduits rigoureusement d'une définition pri- mordiale ; on déduira d'eux non moins rigoureusement les autres droits du citoyen, les grands traits de la con- stitution, les principales lois politiques ou civiles, bref l'ordre, la forme et l'esprit de l'Etat nouveau.

II

De deux conséquences. En premier lieu, la so- ciété ainsi construite est la seule juste; car, à l'inverse de toutes les autres, elle n'est pas l'œmTe d'une tradi- tion aveuglément subie, mais d'un contrat conclu entre égaux, examiné en pleine lumière et consenti en pleine

ASC. RÉC. II. T. II. 4

50 I.'ANCTFN BEGIME

liberté'. Composé de théorèmes prouvés, le contrat social a l'autorité de la géométrie ; c'est pourquoi il vaut comme elle en tous temps, en tous lieux, pour tout peuple; son établissement est de droit. Quicoiupie y fait obstacle est l'ennemi du genre humain ; gouvernement, aristocratie, clergé, quel qu'il soit, il faut l'abattre. Contre lui la ré- volte n'est qu'une juste défense; quand nous nous ôtons de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu'il dé- tient à tort et ce qui est légitimement à nous. En se- cond lieu, le code social, tel qu'on vient de l'exposer, va, une fois pronuilgué, s'appliquer sans obscurité ni résis- tance : car il est une sorte de géométrie morale plus simple que l'autre, réduite aux premiers éléments, fondée sur la notion la plus claire et la plus vulgaire, et condui- sant en quatre pas aux vérités capitales. Pour comprendre et appliquer ces vérités, il n'est pas besoin d'étude préa- lable ou de réflexion profonde : il suffit du bon sens et même du sens commun. Le préjugé et l'intérêt pourraient

i. Rousseau admirait encore Montesquieu, fout en faisant ses réserves; mais, depuis, la théorie s'est développée et l'on rejette tout droit historique. « Alors, dit Condorcet [Ib. Neuvième épo- que], on se vit obligé de renoncer à cette politique astucieuse a et fausse qui, oubliant que les hommes tiennent des droits 0 égaux de leur "nature même, voulait tantôt mesurer l'étendue « de ceux qu'il fallait leur laisser sur la grandeur du territoire, « sur la température du climat, sur le caractère national, sur la richesse du peuple, sur le degré de perfection du commerce cf « de l'industrie, et tantôt partager avec inégalité les mêmes droits entre diverses classes d'hommes, en accorder à la naissance, à « la richesse, à la profession, et créer ainsi des intérêts con- « traires, des pouvoirs opposés, pour établir ensuite entre eux un « équilibre que ces institutions soûles ont rendu nécessaire et « qui n'en corrige même pas les influences dangereuses. >

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 51

seuls en ternir l'évidence ; mais jamais cette évidence ne manquera à une tête saine et à un cœur droit. Expliquez à un ouvrier, à un paysan les droits de l'homme, et tout de suite il deviendra un bon politique; faites réciter aux enfants le catéchisme du citoyen et, au sortir de l'école, ils sauront leurs devoirs et leurs droits aussi bien que les quatre règles. Là-dessus l'espérance ouvre ses ailes toutes grandes ; tous les obstacles semblent levés. Il est admis que, d'elle-même et par sa propre force, la théorie engendre la pratique, et qu'il suffit aux hommes de dé- créter ou d'accepter le pacte social pour acquérir du même coup la capacité de le comprendre et la volonté de l'accomplir.

Confiance merveilleuse, inexplicable au premier abord, et qui suppose à l'endroit de l'homme une idée que nous n'avons plus. En effet, on le croyait raisonnable et même bon par essence. Raisonnable, c'est-à-dire capable de donner son assentiment à un principe clair, de suivre la filière des raisonnements ultérieurs, d'entendre et d'ac- cepter la conclusion finale, pour en tirer soi-même à l'oc- casion les conséquences variées qu'elle renferme : tel est l'homme ordinaire aux yeux des écrivains du temps : c'est qu'ils le jugent d'après eux-mêmes. Pour eux, l'es- prit humain, c'est leur esprit, l'esprit classique. Depuis cent cinquante ans, il règne dans la littérature, dans la philosophie, dans la science, dans l'éducation, dans la conversation, en vertu de la tradition, de l'habitude et du bon goût. On n'en tolère pas d'autre, on n'en imagine pas d'autre, et si. dans ce cercle fermé, un étranger par-

52 L'ANCIEN RÉGIME

vient à s'introduire, c'est à la condition d'employer l'idiome oratoire que la raison raisonnante impose à tous .ses hôtes, Grecs, Anglais, barbares, paysans et sauvages, si différents qu'ils soient entre eux, et si diiïérents qu'ils soient d'elle-même. Dans Buiïon, le premier homme, ra- contant les premières heures de sa vie, analyse ses sen- sations, ses émotions, ses motifs aussi finement que ferait Condillac lui-même. Chez Diderot, Otou l'Otaïlien, chez Bernardin de Saint-Pierre, un demi-sauvage de l'Indous- tan et un vieux colon de l'Ile-de-France, chez Rousseau, un vicaire de campagne, un jardinier, un joueur de gobe- lets, sont des discoureurs et des moralistes accomplis. Chez Marmontel, Florian, dans toute la petite littérature qui précède ou accompagne la Révolution, dans tout le théâtre tragique ou comique, le personnage, quel qu'il soit, villageois inculte, barbare tatoué, sauvage nu, a pour premier fond le talent de s'expliquer, de raisonner, de suivre avec intelligence et avec attention un discours abstrait, d'enfiler de lui-même ou sur les pas d'un guide l'allée rectiligne des idées générales. Ainsi, pour les spoclateurs du dix-huitième siècle, la raison est partout, et il n'y a qu'elle au monde. Une forme d'esprit si univer- selle ne peut manquer de leur sembler naturelle ; ils sont comme des gens qui, ne parlant qu'une langue et ayant toujours parlé aisément, ne conçoivent pas qu'on puisse parler une autre langue, ni qu'il y ait auprès d'eux des muets ou des sourds. D'autant plus que la théorie au- torise leur préjugé. Selon l'idéologie nouvelle, tout esprit est à la portée de toute vérité. S'il n'y atteint pas, la fauJe

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 53

est à nous qui l'avons mal préparé; il y arrivera, si nous prenons la peine de l'y conduire. Car il a des sens comme nous, et les sensations rappelées, combinées, notées par des signes, suffisent pour former « non seulement toutes « nos idées, mais encore toutes nos facultés* ». Une filiation exacte et continue rattache à nos perceptions les plus simples les sciences les plus compliquées, et, du plus bas degré au plus élevé, on peut poser une échelle; quand l'écolier s'arrête en chemin, c'est que nous avons laissé trop d'intervalle entre deux échelons; n'omettons aucun intermédiaire, et il montera jusqu'au sommet. A cette haute idée des facultés de l'homme s'ajoute une idée non moins haute de son cœur. Rousseau a déclaré qu'il est bon, et le beau monde s'est jeté dans cette croyance avec toutes les exagérations de la mode et toute la sentimen- talité des salons. On est convaincu que l'homme, surtout l'homme du peuple, est naturellement sensible, affec- tueux, que tout de suite il est touché par les bienfaits et disposé à les reconnaître, qu'il s'attendrit à la moindre marque d'intérêt, qu'il est capable de toutes les délica- tesses. Les estampes* représentent dans une chaumière délabrée deux enfants, l'un de cinq ans, l'autre de trois, auprès de leur grand'mère infirme, l'un lui soulevant la tête, l'autre lui donnant à boire; le père et la mère qui rentrent voient ce spectacle touchant, et « ces bonnes « gens se trouvent alors si heureux d'avoir de tels eu-

1. Condillac, Logique.

2. Histoire de France par Estampes, 1789 (au Cabinet des Estampes).

54 L'ANCIEN RÉGIME

« fanls qu'ils oublient qu'ils sont pauvres». « 0 mon « père', s'écrie un jeune pâtre des Pyrénées, recevez ce « chien fidèle qui ra'obéit depuis sept ans; qu'à l'avenir « il vous suive et vous défende; il ne m'aura jamais plus « utilement servi. » II serait trop long de suivre dans la littérature de la fin du siècle, depuis Marmontel jus- qu'à Bernardin de Saint-Pierre, depuis Florian jusqu'à Bcrquin et Bitaubé, la répétition interminable de ces douceurs et de ces fadeurs. L'illusion gagne jusqu'aux hommes d'État. « Sire, dit Turgot en présentant au roi « un plan d'éducation politique*, j'ose vous répondre que « dans dix ans votre nation ne sera plusreconnaissable, « et que, par les lumières, les bonnes mœurs, par le zèle « éclairé pour votre service et pour celui de la patrie, « elle sera au-dessus des autres peuples. Les enfants qui « ont actuellement dix ans se trouveront alors deshommes « préparés pour l'État, affectionnés à leur pays, soumis, « non par crainte, mais par raison, à l'autorité, secou- « râbles envers leurs concitoyens, accoutumés à recon- « naître, et à respecter la justice. » Au mois de jan- vier 1789', Necker, à qui M. de Bouille montrait le

1. Mme de Genlis, Souvenits de Félicie, 371-391.

2. Toc(iueville, L'ancien régime, 257. Cf. L'an 2440, par Mercier. 5 vol. On y verra tout le détail d'un de ces beaux rêves. L'ouvrage fut publié d'abord en 1770. o La Révolution, dit un des < personnages, s'est opérée sans effort, par l'héroïsme dun grand c homme, d'un roi philosophe digne du pouvoir, parce qu'il le dédaignait, etc. » (Tome II, 109.)

3. Mémoires de M. de Rouillé, 70. Cf. H. de Barante, Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle, 318. a On t s'imaginait que la civilisation et les lumières avaient amorti « toutes les passions, adouci tous les caractères. Il semblait que

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danger iinmiuent et les entreprises immanquables du Tiers, « répondait froidement et en levant les yeux au « ciel qu'il fallait bien compter sur les vertus morales a des hommes ». Au fond, quand on voulait se repré- senter la fondation d'une société humaine, on imaginait vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à celle qu'on voyait sur le frontis- pice des livres illustrés de morale et de politique. Des hommes demi-nus ou vêtus de peaux de bêtes sont assemblés sous un grand chêne; au milieu d'eux, un vieillard vénérable se lève, et leur parle « le langage de la nature et de la raison » ; il leur propose de s'unir, et leur explique à quoi ils s'obligent par cet engagement mutuel ; il leur montre l'accord de l'intérêt public et de l'intérêt privé, et finit en leur faisant sentir les beautés de la vertu'. Tous aussitôt poussent des cris d'allé- gresse, s'embrassent, s'empressent autour de lui et le choisissent pour magistrat ; de toutes parts on danse sous les ormeaux, et la félicité désormais est établie sur la terre. Je n'exagère pas. Les adresses de l'Assemblée nationale à la nation seront des harangues de ce style. Pendant des années, le gouvernement parlera au peuple comme à un berger de Gessner. On priera les paysans de ne plus brûler les châteaux, parce que cela fait de la peine

< la morale était devenue facile à pratiquer et que la balance c de l'ordre social était si bien établie que rien ne pourrait la déranger. «

l. Voir dans Rousseau [Lettre à M. de Deaumont] une scène de ce genre, rétablissement du déisme et de la tolérance, à la suite d'un discours comme celui-ci.

56 L'ANCIEN Ré'ÎIME

à leur bon roi. On les exhortera « à l'étonner par leurs « vertus, pour qu'il reçoive plus tôt le prix des siennes' ». Au plus fort de la Jacquerie, les sages du temps suppo- seront toujours qu'ils vivent en pleine églogue, et qu'avec un air de flûte ils vont ramener dans la bergerie la meute hurlante des colères bestiales et des appétits déchaînés.

III

Il est triste, quand on s'endort dans une bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups; et cependant, en cas de révolution, on peut s'y attendre. Ce que dans l'homme nous appelons la raison n'est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile. Il suffit des moindres notions physiologiques pour savoir qu'elle est un état d'équilibre instable, lequel dépend de l'état non moins instable du cerveau, des nerfs, du sang et de l'estomac. Prenez des femmes qui ont faim et des hommes qui ont bu; mettez-en mille ensemble, laissez-les s'échauffer par leurs cris, par l'attente, par la contagion mutuelle de leur émotion croissante; au bout de quelques heures, vous n'aurez plus qu'une cohue de fous dangereux; dès 1789 on le saura et de reste. Maintenant, interrogez la psychologie : la plus simple opération mentale, une per-

i. Bûchez et Roux, Histoire parlementaire, IV, 522, adresse du il février 1790. a Touchante et sublime adresse », dit un député. Elle fut accueillie de l'assemblée « par des applaudissements sans c exemple ». Il faudrait pouvoir la citer tout entière.

LTSPRIT ET LA DOCTRINE 57

ception des sens, un souvenir, l'application d un nom, uu jugement ordinaire est le jeu d'une mécanique com- pliquée, l'œuvre commune et finale* de plusieurs mil- lions de rouages qui, pareils à ceux d'une horloge, tirent et poussent à l'aveugle, chacun pour soi, chacun entraîné par sa propre force, chacun maintenu dans son office par des compensations et des contrepoids. Si l'aiguille marque l'heure à peu près juste, c'est par l'effet d'une rencontre qui est une merveille, pour ne pas dire un miracle, et l'hallucination, le délire, la monomanie, qui habitent à notre porte, sont toujours sur le point d'entrer en nous. A proprement parler, l'homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la santé de notre esprit, conmie la santé de nos organes, n'est qu'une réussite fréquente et un bel accident. Si telle est la chance pour la trame et le canevas grossier, pour les gros fils à peu près solides de notre intelligence, quels doivent être les hasards pour la broderie ultérieure et superposée, pour le réseau subtil et compliqué qui est la raison proprement dite et se com- pose d'idées générales? Formées par un lent et délicat tissage, à travers un long appareil de signes, parmi les tiraillements de l'orgueil, de l'enthousiasme et de l'entê- tement dogmatique, combien de chances pour que, dans la meilleure tête, ces idées correspondent mal aux choses ! Là-dessus, dès à présent, il suffit de voir chez nos philo- sophes, chez nos politiques, l'idylle en vogue. Si tels

\. On évalue le nombre des cellules cérébrales (couche corti- cale), à douze cents millions, et celui des ûbres qui les relient à quatre milliards.

r,S L'ANCIEN RÉGIME

sont les esprits supérieurs, que dirons-nous de la foule, du peuple, des cerveaux bruts et denii-bruts'.' Autant la raison est boiteuse dans l'honmie, autant elle est rare dans riiumanité. Les idées générales et le raisonnement suivi ne se rencontrent que chez une petite élite. Pour acquérir l'intelligence des mots abstraits et l'habitude des déductions suivies, il faut au préalable une préparation spéciale, un exercice prolongé, une pratique ancienne, outre cela, s'il s'agit de politique, le sang-froid qui, lais- sant à la réflexion toutes ses prises, permet à l'homme de se détacher un instant de lui-même pour considérer ses intérêts en spectateur désintéressé. Si l'une de ces con- ditions manque, la raison, surtout la raison politique, est absente. Chez le paysan,chez le villageois, chez l'honmie appliqué dès son enfance au travail manuel, non seulement le réseau des conceptions supérieures fait défaut, mais encore les instruments internes qui pourraient le tisser ne sont pas formés. Accoutumé au grand air et à l'exer- cice des membres, s'il reste immobile, au bout d'un quart d'heure son attention défaille ; les phrases géné- rales n'entrent plus en lui que comme un bruit; les com- binaisons mentales qu'elles devraient provoquer ne peu- vent se faire. Il s'assoupit, à moins que la voix vibrante ne réveille en lui par contagion les instincts de la chair et du sang, les convoitises personnelles, les sourdes ini- mitiés qui, contenues par une discipline extérieure, sont toujours prèles à se débrider. Chez le demi-lettré, même chez l'homme qui se croit cultivé et lit les journaux, presque toujours les principes sont des hôtes dispropor-

LESPRIT ET LA DOCTRINE 59

lionnes; ils dépassent sa compréhension; en vain il récite ses dogmes ; il n'en peut mesurer la portée, il n'en saisit pas les limites, il en oublie les restrictions, il en fausse les applications. Ce sont des composés de labora- toire qui restent inofîensifs dans le cabinet et sous la main du chimiste, mais qui deviennent terribles dans la rue et sous les pieds du passant. On ne s'en apercevra que trop bien tout à l'heure, quand les explosions iront se propageant sur tous les points du territoire, quand, au nom de la souveraineté du peuple, chaque commune, chaque attroupement se croira la nation et agira en con- séquence, quand la raison, aux mains de ses nouveaux interprètes, instituera à demeure l'émeute dans les rues et la jacquerie dans les champs.

C'est qu'à son endroit les philosophes du siècle se sont mépris de deux façons. Non seulement la raison n'est point naturelle à l'homme ni universelle dans l'humanité: mais encore, dans la conduite de l'homme et de l'humanité, son influence est petite. Sauf chez quelques froides et lucides iutelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon, en qui elle peut régner parce qu'elle ne rencontre pas de rivales, elle est bien loin de jouer le premier rôle; il ap- partient à d'autres puissances, nées avec nous, et qui, à titre de premiers occupants, restent en possession du logis. La place que la raison y obtient est toujours étroite; l'office qu'elle y remplit est le plus souvent secondaire Ouvertement ou en secret, elle n'est qu'un subalterne commode, un avocat domestique et perpétuellement suborné, que les propriétaires emploient à plaider leui'S

fiO L'ANCIEN RÉGIME

affaires; s'ils lui cèdent le pas en public, c'est par bien- séance, lis ont beau la proclamer souveraine légitime, ils ne lui laissent jamais sur eux qu'une autorité passagère, et, sous son gouvernement nominal, ils sont les maîtres de la maison. Ces maîtres de l'homme sont le tempérament physique, les besoins corporels, l'instinct animal, le pré- jugé héréditaire, l'imagination, en général la passion dominante, plus particulièrement l'intérêt personnel ou l'intérêt de famille, de caste, de parti. Nous nous trompe- rions gravement si nous pensions qu'ils sont bons par na- ture, généreux, sympathiques, ou, tout au moins, doux, maniables, prompts à se subordonner à l'intérêt social ou à l'intérêt d'autrui. 11 y en a plusieurs, et des plus forts, qui, livrés à eux-mêmes, ne feraient que du ravage. En premier lieu, s'il n'est pas sûr que l'homme soit par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il esf certain que, par sa structure, il est un animal très voisin du singe, muni de canines, Carnivore et carnassier, jadis cannibale, par suite chasseur et belliqueux. De en lui un fonds persistant de brutalité, de férocité, d'insliiitHs violents et destructeurs, auxquels s'ajoutent, s'il est Fran- çais, la gaieté, le rire, et le plus étrange besoin de gam- bader, de polissonnerau milieu des dégâts qu'il fait; on le verra à l'œuvre. En second lieu, dès l'origine, s;i condition l'a jeté nu et dépourvu sur une terre ingrate la subsistance est difficile, où, sous peine de mort, il est tenu de faire des provisions et des épargnes. De pour lui la préoccupation constante et l'idée fixe d'ac- quérir, d'amasser et de posséder, la rapacité et l'avarice.

LESPRIT ET LA DOCTRINE 61

notamment dans la classe qui, collée à la glèbe, jeûne depuis soixante générations pour nourrir les autres classes, et dont les mains crochues s'étendent incessam- ment pour saisir ce sol elles font pousser les fruits; on la verra à l'œuvre. En dernier lieu, son organisa- tion mentale plus fine a fait de lui, dès les premiers jours, un être imaginatif en cpii les songes pullulants se déve- loppent d'eux-mêmes en chimères monstrueuses, pour amplifier au delà de toute mesure ses craintes, ses espé- rances et ses désirs. De en lui un excès de sensibilité, des afflux soudains d'émotion, de transports contagieux, des courants de passion irrésistible, des épidémies de crédulité et de soupçon, bref l'enthousiasme et la panique, surtout s'il est Français, c'est-à-dire excitable et commu- nicatif, aisément jeté hors de son assiette et prompt à rece- voir les impulsions étrangères, dépourvu du lest naturel que le tempérament flegmatique et la concentration de la pensée solitaire entretiennent chez ses voisins Germains ou Latins ; on verra tout cela à l'œuvre. Voilà quelques- unes des puissances brutes qui gouvernent la vie hu- maine. En temps ordinaire, nous ne les remarquons pas ; comme elles sont contenues, elles ne nous semblent plus redoutables. Nous supposons qu'elles sont apaisées, amor- ties ; nous voulons croire que la discipline imposée leur est devenue naturelle, et qu'à force de couler entre des digues elles ont pris l'habitude de rester dans leur lit. La vérité est que, comme toutes les puissances brutes, comme un fleuve ou un torrent, elles n'y restent que par contrainte; c'est la digue qui, par sa résistance, fait

62 L'ANCIEN RÉGIME

leur modération. Contre leurs débordements et leurs dé- vastations, il a fallu installer une force égale h leur force, graduée selon leur degré, d'autant plus rigide qu'elles sont plus menaçantes, despotique au besoin contre leur despotisme, en tout cas contraignante et répressive, h l'origine un chef de bande, plus tard un chef d'armée, de toutes façons un gendarme élu ou héréditaire, aux yeux vigilants, aux mains rudes, qui, par des voies de fait, inspire la crainte et, par la crainte, maintienne la paix. Pour diriger et limiter ses coups, on emploie divers mé- canismes, constitution préalable, division des pouvoirs, code, tribunaux, formes légales. Au bout de tous ces rouages apparaît toujours le ressort final, l'instrument efficace, je veux dire le gendarme armé contre le sau- vage, le brigand et le fou que chacun de nous recèle, endormis ou enchaînés, mais toujours vivants, dans la caverne de son propre cœur.

Au contraire, dans la théorie nouvelle, c'est contre le gendarme que tous les principes sont promulgués, toutes les précautions prises, toutes les défiances éveillées. Au nom de la souveraineté du peuple, on retire au gou- vernement toute autorité, toute prérogative, toute initia- tive, toute durée et toute force. Le peuple est souverain, et le gouvernement n'est que son commis, moins que son commis, son domestique. Entre eux « point de contrat » indéfini ou au moins durable, o et qui ne puisse être an- « nulé que par un consentement mutuel ou par l'infidè- « lité d'une des deux parties ». « Il est contre la nature < du corps politique que le souverain s'impose une loi

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 63

« qu'il ne puisse jamais enfreindre. » Point de charte consacrée et inviolable « qui enchaîne un peuple aux for- « mes de constitution une fois établies ». « Le droit « de les changer est la première garantie de tous les au- « très. » « Il n'y a pas, il ne peut y avoir aucune loi « fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas « même le contrat social. » C'est par usurpation et mensonge qu'un prince, une assemblée, des magistrats se disent les représentants du peuple. « La souveraineté « ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne « peut être aliénée.... A l'instant qu'un peuple se donne « des représentants, il n'est plus libre, il n'est plus.... Le {( peuple anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne « l'est que durant l'élection des membres du Parlement; « sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien.... Les « députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses « représentants ; ils ne sont que ses commissaires, ils ne « peuvent rien conclure déflnitivement. Toute loi que le « peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle, ce n'est « pas une loi '. » « Il ne suffit pas que le peuple assem- « blé ait une fois fixé la constitution de l'État en donnant « sa sanction à un corps de lois ; il- faut encore qu'il y ait « des assemblées fixes et périodiques que rien ne puisse « abolir ni proroger, tellement qu'au jour marqué le « peuple soit légitimement convoqué par la loi, sans qu'il « soit besoin pour cela d'aucune autre convocation foi- ft molle.... A l'instant que le peuple est ainsi assemblé,

i. Rousseau, Contrat social, I, ch. 7; III, ch. 15, 14, 15, 18, IV, ch. 1. Condorcet, ibid., 9* époque.

64 L'ANCIEN RÉGIME

« toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance « executive est suspendue », la société recommence, et les citoyens, rendus à leur indépendance primitive, re- font à leur volonté, pour une période qu'ils fixent, le contrat provisoire qu'ils n'avaient conclu que pour une période fixée. « L'ouverture de ces assemblées qui « n'ont pour objet que le maintien du traité social doit « toujours se faire par deux propositions qu'on ne puisse « jamais supprimer et qui passent séparément par les « sufl'rages : la première, s il plaît au souverain de con- (( server la présente forme de gouvernement ; la seconde, « s'il plaît au peuple d'en laisser r administration à ceux « qui en sont actuellement chargés. » Ainsi « l'acte par « lequel un peuple se soumet à des chefs n'est absolu- « ment qu'une commission, un emploi dans lequel, sim- « pies officiers du souverain, ils exercent en son nom le « pouvoir dont il les a faits dépositaires et qu'il peut « modifier, limiter, reprendre quand il lui plaît* ». Non seulement il garde toujours pour lui seul « la puissance « législative qui lui appartient et ne peut appartenir quà « lui », mais encore il délègue et retire à son gré la puis- sance executive. Ceux qui l'exercent sont ses employés. « Il peut les établir et les destituer quand il lui plaît. » Yis-à-vis de lui, ils n'ont aucun droit. « Il n'est point « question pour eux de contracter, mais d'obéir » ; ils n'ont pas de « conditions » à lui faire; ils ne peuvent réclamer de lui aucun engagement. Ne dites pas qu'à

1. Rousseau, Contrat social. ÎH, 1, 18; IV, 3.

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 65

ce compte aucun homme un peu fier et bien élevé ne voudra de nos charges et que nos chefs devront avoir un caractère de laquais. Nous ne leur laissons pas la liberté rie refuser ou d'accepter un office ; nous les en chai^eons d'autorité. « Dans toute véritable démocratie, la magis- « trature n'est pas un avantage, mais une charge oné- a reuse, qu'on ne peut justement imposer à un particu- a lier plutôt qu'à un autre. » Nous mettons la main sur nos magistrats ; nous les prenons au collet pour les as- seoir sur leurs sièges. De gré ou de force, ils sont les corvéables de l'État, plus disgraciés qu'un valet ou un manœuvre, puisque le manœuvre travaille à conditions débattues et que le valet chassé peut réclamer ses huit jours. Sitôt que le gouvernement sort de cette humble attitude, il usurpe, et les constitutions vont proclamer qu'en ce cas l'insurrection est non seulement le plus saint des droits, mais encore le premier des devoirs. Là-dessus la pratique accompagne la théorie, et le dogme de la souveraineté du peuple, interprété par la foule, va produire la parfaite anarchie, jusqu'au moment où, in- terprété par les chefs, il produira le despotisme parfait.

lY

Car la théorie a deux faces, et, tandis que d'un côté elle conduit à la démolition perpétuelle du gouverne- ment, elle aboutit de l'autre à la dictature illimitée de l'État. Le nouveau contrat n'est point un pacte historique, comme la Déclaration des Droits de 1688 en Angleterre, *»c. BÉc. a. T. II. 5

M L'ANCIEN RÉGIME

comme la Fôdc^ration de 1579 en Hollande, conclu entre des hommes réels et vivants, admettant des situations ac- quises, des groupes formés et des institutions établies, ré- digé pour reconnaître, préciser, garantir et compléter nu droit antérieur. Antérieurement au contrat social, il n'y ,i pas de droit véritable; car le droit véritable ne nait (|iii par le contrat social, seul valable, puisqu'il est le seul qui soit dressé entre des êtres parfaitement égaux et parfai- tement libres, êtres abstraits, sortes d'unités mathémati- ques, toutes de même valeur, toutes ayant le même rôle, et dont nulle inégalité ou contrainte ne vient troubler les conventions. C'est pourquoi, au moment il se conchif . tous les autres pactes deviennent nuls. Propriété, fa- mille< Église, aucune des institutions anciennes ne peut invoquer de droit contre l'Etat nouveau. L'emplace- ment où nous le bâtissons doit être considéré comme vide; si nous y laissons subsister une partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage; tout le sol humain est à lui. D'autre part, il n'est pas, selon la doctrine américaine, une compagnie d'assurance mutuelle, une société semblable aux au- tres, bornée dans son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et par laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs biens et de leurs personnes, se cotisent afin d'entretenir une armée, une maréchaussée, des tribunaux, des gran- des routes, des écoles, bref les plus gros instruments de sûreté et d'utilité publiques, mais réservent le demeu-

L'ESPRIT ET U DOCTRINE 67

rant des senices locaux et généraux, spirituels et nia- lériels, à l'initiative privée et au?: associations sponta- nées qui se formeront au fur et à mesure des occasions et des besoins. Notre État n'est point une simple machine utilitaire, un outil commode à la main, dont l'ouvrier se sort sans renoncer à l'emploi indépendant de sa main ou à l'emploi simultané d'autres outils. Premier-né, fils unique et seul représentant de la raison, il doit, pour la faire régner, ne rien laisser hors de ses prises. En ceci l'ancien régime conduit au nouveau, et la pratique éta- blie incline d'avance les esprits vers la théorie naissante. Déjà, depuis longtemps, par la centralisation adminis- trative, l'État a la main partout'. « Sachez, disait Law au « marquis d'Argenson, que ce royaume de France est « gouverné par trente intendants. Vous n'avez ni Parlc- fl ments, ni États, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres a des requêtes, commis aux provinces, de qui dépendent a le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abon- « dance ou leur stérilité. » En fait, le roi, souverain, père et tuteur universel, conduit par ses délégués les affaires locales, et intervient par ses lettres de cachet ou par ses grâces jusque dans les affaires privées. Sur cet exemple et dans cette voie, les imaginations s'échauffent depuis un demi-siècle. Rien de plus commode qu'un tel instru- ment pour faire les réformes en grand et d'un seul coup. C'est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir cen- tral, les économistes ont voulu l'étendre. Au lieu de lui

i. Tocqucville, F Ancien riqtme, livre II tout entier; et livre III, ch. 3.

88 L ANCIEN REGIME

opposer des digues nouvelles, ils ont songé à détruire les vieux restes de digues qui le gênaient encore. « Dans un « gouvernement, disent Quesnay et ses disciples, le sys- « tème des contre-forces est une idée funeste.... Les spé- « culations d'après lesquelles on a imaginé le système des « contrepoids sont chimériques. . . . Que l'État comprenne « bien ses devoirs, et alors qu'on le laisse libre.. ..Il faut « que l'État gouverne selon les règles de l'ordre esscn- « tiel, et, quand il en est ainsi, il faut qu'il soit toul- « puissant. » Aux approches de la Révolution, la même doctrine reparaît, sauf un nom remplacé par un autre. A la souveraineté du roi, le Contrat social substitue la souveraineté du peuple. Mais la seconde est encore plus absolue que la première, et, dans le couvent démocra- tique que Rousseau construit sur le modèle de Sparte et de Rome, l'individu n'est rien, l'Klat est tout.

En effet, « les clauses du contrat social se réduisent < toutes à une seule*» savoir, l'aliénation totale de chaque « associé avec tous ses droits à la communauté ». Cliacun se donne tout entier, « tel qu'il se trouve acluel- « lement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il « possède font partie », Nulle exception ni réserve; rien de ce qu'il était ou de ce qu'il avait auparavant ne lui appartient plus en propre. Ce que désormais il sera et aura ne lui sera dévolu que par la délégation du corps «ocial, propriétaire universel et maître absolu. Il faut que l'État ait tous les droits et que les particuliers n'en

i. Rousseau, Contrat tocial, I, 6.

LESPRIT ET L\ DOCTHINE 60

aient aucun; sinon, il y aurait entre eux et lui des litiges, et, « comme il n'y a aucun supérieur commun « qui puisse prononcer entre eux et lui », ces litiges ne finiraient pas. Au contraire, par la donation complète que chacun fait de soi, a l'union est aussi parfaite que a possible d ; ayant renoncé à tout et à lui-même, « il « n"a plus rien à réclamer ».

Cela posé, suivons les conséquences. En premier îieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolé- rance et de seconde main; car, par le contrat social, je l'ai aliéné*; a il fait maintenant partie du bien public » ; si en ce moment j'en conserve l'usage, c'est par une concession de l'État qui m'en fait le « dépositaire ». Et ne dites pas que cette grâce soit une restitution. « Loin qu'en acceptant les biens des particuliers, la « société les en dépouille, elle ne fait que changer « l'usurpation en véritable droit, la jouissance en pro- a priété. » Avant le contrat social, j'étais possesseur, non de droit, mais de fait, et même injustement si ma part était large ; car « tout homme a naturellement droit a à tout ce qui lui est nécessaire » ; et je volais les autres hommes de tout ce que je possédais au delà de ma subsistance. C'est pourquoi, bien loin que l'État soit mon obligé, je suis le sien, et ce n'est pas mon bien qu'il me rend, c'est son bien qu'il m'octroie. D'où il suit qu'il peut mettre des conditions à son cadeau, limi-

1. Ibidem, I, 9. « L'État, à 1 égard de ses membres, est maître « de tous leurs biens par le contrat social.... I^es possesseurs c sont considérés comme dépositaires du bien public. >

0 L'ANCIEN REGIME

ter ù son gré l'usage que j'en ferai, restreindre et régler ma faculté de donner, de lester. « Par nature', le droit « de propriété ne s'étend pas au delà de la vie du pro- « priétaire; à l'instant qu'un homme est mort, son bien « ne lui appartient plus. Ainsi, lui prescrire les condi- « tiens sous lesquelles il peut disposer, c'est au fond « moins altérer son droit en apparence que l'étendre « en effet. » En tous cas, comme mon titre est un elïet du contrat social, il est précaire comme ce contrat lui- même; une stipulation nouvelle suffira pour le res- treindre ou le détruire. « Le souverain* peut légitime- « ment s'emparer des biens de tous, comme cela se fit « à Sparte au temps de Lycurgue. » Dans notre couvent i-^ïque, tout ce que chaque moine possède est un don révocable du couvent.

En second lieu, ce couvent est un séminaire. Je n'ai pas le droit d'élever mes enfants chez moi et de la façon qui me semble bonne. « Comme on ne laisse pas la rai- (( son^ de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, « on doit d'autant moins abandonner aux lumières et « aux préjugés des pères l'éducation des enfants, qu'elle « importe à l'Etat encore plus qu'aux pères. » « Si « l'autorité publique, en prenant la place des pères et « en se chargeant de cette importante fonction, acquiert « leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont « d'autant moins de sujet de s'en plaindre qu'à cet

1. lioiisseau, Discours sur l'Économie politique, 308.

2. Rousseau, Emile, livre V, 175.

3. Rousseau, Discourt sur l'Économie politique, 302.

L tSI'lilT ET LA DOCTIîLNE

8 égard ils ne font proprement que changer de nom et « qu'ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la « même autorité sur leurs enfants qu'ils exerçaient u séparément sous le nom de pères. » En d'autres ter- mes, vous cessez d'être père, mais, en échange, vous devenez inspecteur des écoles; l'un vaut l'autre; de quoi vous plaignez-vous ? C'était le cas dans l'armée perma- nente qu'on appelle Sparte; les enfants, vrais enfants de troupe, obéissaient tous également à tous les hommes faits. « Ainsi l'éducation publique, dans des règles pres- « crites par le gouvernement, et sous des magistrats « établis par le souverain, est une des maximes fonda- « mentales du gouvernement populaire ou légitime. » C'est par elle qu'on forme d'avance le citoyen. « C'est « elle qui doit donner aux âmes la forme nationale. « Les peuples sont à la longue ce que le gouvernement « les fait être : guerriers, citoyens, hommes quand il le « veut, populace, canaille quand il lui plaît », et c'est par l'éducation qu'il les façonne. « Voulez-vous prendre « une idée de l'éducation publique, lisez la République 0 de Platon*.... Les bonnes institutions sociales sont « celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter « son existence absolue pour lui en donner une relative, a et transporter le moi dans l'unité commune, en sorte « que chaque particulier ne se croie plus un, mais par- « tie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout, a In enfant, en ouvTant les yeux, doit voir la patrie, et,

1. Rousseau, sur le Gouvernement de Pologne, '277, 283, 287.

2. Rousseau, Emile, livre L

72 L'ANCIEN REGIME

« jusqu'à la mort, ne doit voir qu'elle.... On doit l'exer- « cer à ne jamais regarder son individu que dans ses « relations avec le corps de l'Etat. » Telle était la pra- tique de Sparte et l'unique but du « grand Lycurgue ». « Tous étant égaux par la constitution, ils doivent « être élevés ensemble et de la même manière. » « La « loi doit régler la matière, l'ordre et la forme de leurs « éludes. » A tout le moins, ils doivent tous prendre part aux exercices publics, aux courses à cheval, aux jeux de force et d'adresse institués « pour les accoutii- « mer à la règle, à l'égalité, à la fraternité, aux con- « currences », pour leur apprendre « à vivre sous les « yeux de leurs concitoyens et à désirer l'approbation « publique ». Par ces jeux, dès la première adolescence, ils sont déjà démocrates, puisque, les prix étant décernés, non par l'arbitraire des maîtres, mais par les acclama- tions des spectateurs, ils s'habituent à reconnaître pour souveraine la souveraine légitime, qui est la décision du peuple assemblé. Le premier intérêt de l'État sera tou- jours de former les volontés par lesquelles il dure, de préparer les votes qui le maintiendront, de déraciner dans les âmes les passions qui lui seraient contraires, d'implanter dans les âmes des passions qui lui seront favorables, d'établir à demeure, dans ses citoyens futurs, les sentiments et les préjugés dont il aura besoin*. S'il ne tient pas les enfants, il n'aura pas les adultes. Dans

1. Morelly, Code de la nature, a A cinq ans, tous les enfants c seront enlevés à la famille et élèves en commun aux frai» de c l'État d'une façon uniforme. » On a trouvé un projet analogue et tout Spartiate dans les papiers de Saint-JusU

»

L'ESPRIT ET LA DOCTRISE 73

un couvent, il faut que les novices soient élevés en moines; sinon, quand ils auront grandi, il n'y aura plus de couvent.

En dernier lieu, notre couvent laïque a sa religion, une religion laïque. Si j'en professe une autre, c'est sous son bon plaisir et avec des restrictions. Par nature, il est hostile aux associations autres que lui-même; elles sont des rivales, elles le gênent, elles accaparent la volonté et faussent le vote de leurs membres. « Il a importe, pour bien avoir l'énoncé de la volonté géné- « raie, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État, « et que chaque citoyen n'opine que d'après lui*. » « Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien », et il vaudrait mieux pour l'État qu'il n'y eût point d'Église. Non seulement toute Église est suspecte, mais, si je suis chrétien, ma croyance est vue d'un mauvais œil. Selon le nouveau législateur, « rien n'est plus contraire « que le christianisme à l'esprit social... : une société de « vrais chrétiens ne serait plus une société d'hommes. » Car « la patrie du chrétien n'est pas de ce monde d. U ne peut pas être zélé pour l'État et il est tenu en con- science de supporter les tyrans. Sa loi a ne prêche que i( servitude et dépendance. . . il est fait pour être esclave » , et d'un esclave on ne fera jamais un citoyen. « Repu- a blique chrétienne, chacun de ces deux mots exclut a l'autre. » Partant, si la future république me permet d'être chrétien, c'est à la condition .sous-entendue que

1. Rousseau, Contrat social, II, 5, IV, 8.

•74 L'ANCIEN IlÉGIME

ma doctrine restera confinée dans mon esprit, sans des- cendre jusque dans mon cœur. Si je suis catholique (et, sur vingt-six millions de Français, vingt-cinq mil- lions sont dans mon cas), ma condition est pire. Car le pacte social ne tolère pas une religion intolérante; une secte est l'ennemi public quand elle dannie les autres sectes ; « quiconque ose dire hors de l'Église point de salul (( doit être chassé de l'État ». Si enfin je suis libre- penseur, positiviste ou sceptique, ma situation n'est guère meilleure. « Il y a une religion civile », un caté- chisme, « une profession de foi dont il appartient au « souverain de fixer les articles, non pas précisément « comme dogmes de religion, mais comme sentiments (( de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être « bon citoyen ou sujet fidèle » . Ces articles sont « l'exis- « tence de la divinité puissante, intelligente, bienfai- « santé, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le « bonheur des justes, le châtiment des méchants, la « siiinteté du contrat social et des lois*. Sans pouvoir « obliger personne à les croire, il faut bannir de l'Ktat « quiconque ne les croit pas; il faut le bannir non « comme impie, mais comme insociable, comme inca- « pable d'aimer sincèrement les lois, la justice, etd'im- « moler au besoin sa vie à son devoir ». Prenez garde que cette profession de foi n'est point une céré- monie vaine : une inquisition nouvelle en va surveiller

1. Cf. Mercier, L'an 2240, I, ch. 17 et 18. Dès 1770, il Iruce Je programme d'une religion et d'un culte semblables à ceux des Tlii-ophilanthropcs, &l nou cLupili'e est intitulé - fas si éloigné qu'on le pense.

L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 75

la sincérité, o Si quelqu'un, après avoir reconnu puLIi- « quement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les « croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a connnis le « plus grand des crimes : il a menti devant les lois. » Je le disais bien, nous sommes au couvent.

Tous ces articles sont des suites forcées du contrat social. Du moment où, entrant dans un corps, je ne ré- serve rien de moi-même, je renonce par cela seul à mes biens, à mes enfants, à mon Église, à mes opinions. Je cesse d'être propriétaire, père, chrétien, philosophe. C'est l'Etat qui se substitue à moi dans toutes ces fonc- tions. A la place de ma volonté, il y a désormais la volonté publique, c'est-à-dire, en théorie, l'arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes, en fait, l'arbitraire rigide de l'assemblée, de la faction, de l'in- dividu qui délient le pouvoir public. Sur ce principe, l'infatuation débordera hors de toutes limites. Dès la première année, Grégoire dira à la tribune de l'Assem- blée constituante : « Nous pourrions, si nous le voulions, a changer la religion, mais nous ne le voulons pas. » Un peu plus tard, on le voudra, on le fera, on établira celle d'Holbach, puis celle de Rousseau, et l'on osera bien davantage. Au nom de la raison que l'État seul repré- sente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes,

76 L'ANCIEN RÉGIME

l'ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s'aborder, de parler et d'écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit. Ce sera l'œuvre finale et le triomphe complet de la raison classique. Installée dans des cerveaux étroits et qui ne peuvent contenir deux idées ensemble, elle va devenir une monomanie froide ou furieuse, acharnée à l'anéantisse- ment du passé qu'elle maudit et à l'établissement du millénium qu'elle poursuit : tout cela au nom d'un con- trat imaginaire, à la fois anarchique et despotique, qui déchaîne l'insurrection et justifie la dictature ; tout cela pour aboutir à un ordre social contradictoire qui res- semble tantôt à une bacchanale d'énergumènes et tan- tôt à un couvent Spartiate ; tout cela pour substituer à l'homme vivant, durable et formé lentement par l'his- toire, un automate improvisé qui s'écroulera de lui- même, sitôt que la force extérieure et mécanique par laquelle il était dressé ne le soutiendra plus.

LIVRE IV

LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE

LIVRE QUATRIÈME

LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE

CHAPITRE I

Succès de cette philosophie en France. Insuccès de la même philosophie en Angleterre. I. Causes de cette différence. L'art d écrire eu France. A cette époque il est supérieur. 11 sert de véhicule aux idées nouvelles. Les livres sont écrits pour les gens du monde. Les philosophes sont gens du monde et par suite écrivains. C'est poui-quoi la philosophie descend dans les salons. II. Grâce à la méthode, elle devient populaire. III. Grâce au style, elle devient agréable. Deux assaisomiements particuliers au xnu' siècle, la gravelure et la plaisanterie. IV. Art et procédés des maîtres. Mon- tesquieu. — Voltaire. Diderot. Rousseau. Le Mariage de Figaro.

Des théories analogues ont plusieurs fois traversé l'imagination des hommes, et des théories analogues la traverseront encore plus d'une fois. En tout temps et en tout pays, il suffit qu'un changement considérable sin- troduise dans la conception de la nature humaine, pour que, par contre-coup, on voie aussitôt l'utopie et la découverte germer sur les territoires de la politique et de la religion. Mais cela ne suffit pas pour que la doctrine nouvelle se propage, ni surtout pour que, de la

78 L'ANCIEN REGIME

spéculation, elle passe ù l'application. Née en Angleterre, îa philosophie du dix-huitième siècle n'a pu se développer en Angleterre ; la fièvre de démolition et de reconstruc- tion y est restée superficielle et momentanée. Déisme, athéisme, matérialisme, scepticisme, idéologie, théorie du retour à la nature, proclamation des droits de l'homme, toutes les témérités de Bolingbroke, Collins, Toland, Tindal et Mandeville, toutes les hardiesses do Hume, Hartley, James Mill et Bentham, toutes les doc- trines révolutionnaires y ont été des plantes de serre, écloses çà et dans les cabinets isolés de quelques penseurs : à l'air libre, elles ont avorté, après une courte floraison, sous la concurrence trop forte de l'antique végétation à qui déjà le sol appartenait'. Au contraire, en France, la graine importée d'Angleterre végète et pullule avec une vigueur extraordinaire. Dès la Régence, elle est en fleur*. Comme une espèce favo- risée par le sol et le climat, elle envahit tous les terrains, elle accapare l'air et le jour pour elle seule, et souiïre à peine sous son ombre quelques avortons d'une espèce ennemie, un survivant d'une flore ancienne comme Roi- lin, un spécimen d'une flore excentrique comme Saint- Martin. Par ses grands arbres, par ses taillis serrés, par l'innombrable armée de ses broussailles et de ses basses

i. « \Vho born within thelast forty years bas read a word of Col- < lins, and Toland, and Tindal, and Ihat wbole race, who called c (hemselves free thinkers? » (Burke, Re flexions on the French révolution, 1790.)

2. L'Œdipe de Voltaire est d(» 1718, et ses Lettres sur les An- glais, de 1728. Les Lettres persanes de Montesquieu, publiées en 1 721 , contiennent en germe toutes les idées importantes du siècle.

LA PROPAGATION DE U DOCTRINE 79

piailles, par Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot, (i'Alenibert et BufTon, par Duclos, Mably, Condillac, Turgot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Bar- thélémy et Thomas, par la foule de ses journalistes, de ses compilateurs et de ses causeurs, par l'élite et la populace de la philosophie, de la science et de la litté- rature, elle occupe l'académie, le théâtre, les salons et la conversation. Toutes les hautes têtes du siècle sont SCS rejetons, et, parmi celles-ci, quelques-unes sont au nombre des plus hautes qu'ait produites l'espèce hu- maine. — C'est que la nouvelle semence est tombée sur le terrain qui lui convient, je veux dire dans la patrie de l'esprit classique. En ce pays de raison raisonnante, elle ne rencontre plus les rivales qui l'étoufFaient de l'autre côté de la Manche, et tout de suite elle acquiert, non seulement la force de sève, mais encore l'organe de propagation qui lui manquait.

I

Cet organe est « l'art de la parole, l'éloquence appli- « quce aux sujets les plus sérieux, le talent de tout « éclaircir' ». « Les bons écrivains de cette nation, a dit leur grand adversaire, expriment les choses mieux « que ceux de toute autre nation.... » « Leurs livres « apprennent peu de chose aux véritables savants », mais (( c'est par l'art de la parole qu'on règne sur les

1. Joseph de Maistro, Œuvres inédites, 8, H.

4.NC. RÉG. u. T. II. C

80 L'ANCIEN REGIME

« hommes », et « la masse des hommes, conlînuelle- « ment repoussée du sanctuaire des sciences par le « style dur et le goût détestable des (autres) ouvrages rf scientifiques, ne résiste pas aux séductions du style et « de la méthode française ». Ainsi l'esprit classique qui fournit les idées fournit aussi leur véhicule, et les théo- ries du dix-huitième siècle sont comme ces semences pourvues d'ailes, qui volent d'elles-mêmes sur tous les terrains. Point de livre alors qui ne soit écrit pour des gens du monde et même pour des femmes du monde. Dans les entretiens de Fontenelle sur la Pluralité de» mondes, le personnage central est une marquise. Voltaire compose sa Métaphysique et son Essai sur les mœurs pour Mme du Châtelet, et Rousseau son Emile pour Mme d'Épinay. Condillac écrit le Traité des sensations d'après les idées de Mlle Ferrand, et donne aux jeunes filles des conseils sur la manière de lire sa Logique. Baudeau adresse et explique à une dame son Tableau économique. Le plus profond des écrits de Diderot est une conversation de Mlle de l'Kspinasse avecd'AleniJHTl et Bordeu*. Au milieu de son Esprit des lois, Moiilcs- quieu avait placé une invocation aux Muses. Presque tous les ouvrages sortent d'un salon, et c'est toujours un salon qui, avant le public, en a eu les prémices. A cet égard, l'habitude est si forte, qu'elle dure encore à la fin de 1789; les harangues qu'on va débiter à l'Assemblée nationale sont aussi des morceaux de bravoure qu'en

1. Ses lettres sur les Aveuijlcs cl sur les Sourds cl Muets so; en tout ou eu partie adi'ussécs à des temuivs.

U PROPAGATION DE LA DOCTRINE 81

répèle au préalable, en soirée, devant les dames. L'am- bassadeur américain', homme pratique, explique à Washington avec une ironie grave la jolie parade acadé- mique et littéraire qui précède le tournoi politique et public. « Les discours sont lus d'avance dans une petite « société de jeunes gens et de femmes, au nombre des- 0 quelles se trouve ordinairement la belle amie de l'ora- « teur ou la belle dont il désire faire son amie ; et la « société accorde très poliment son approbation, à moins « que la dame qui donne le ton au petit cercle ne trouve (( à blâmer quelque chose, ce qui naturellement conduit a l'auteur à remanier son œuvre, je ne dis pas l'amé- « liorer. »

Rien d'étonnant si, parmi de pareilles mœurs, les philosophes de profession deviennent des hommes du monde. Jamais et nulle part ils ne l'ont été si habituel- \ement et au même degré, a Pour un homme de science « et de génie, dit un voyageur anglais, ici le principal f plaisir est de régner dans le cercle brillant des gens à la « mode'. » Tandis qu'en Angleterre ils s'enterrent moro- sement dans leurs livres, vivent entre eux et ne figurent dans la société qu'à la condition de a faire une corvée

1. Correspondance de Gouverneur Morris (en anglais), II, 89. (24 janvier 1790.)

2. A comparative view, etc. by John Andrews (1785). Arthur Young, I, 123. « Je plaindrais volontiers l'homme qui croirait être a bien reçu dans un cercle brillant de Londres sans compter sur < d'autres raisons que sur son titre de membre de la Société « royale. Il n'en serait pas de même à Paris pour un membre « de l'Acadouiie des scieuces; il est assui'é partout d'un escelleut t accueil. >

82 L'ANCIEN RÉGIME

politique, » celle de journaliste ou de pairipliléfaire au service d'un parti, en France, tous les soirs, ils soupent en ville, et sont l'ornenient, l'amusement des salons ils vont causer'. Parmi les maisons l'on dîne, il n'y en a pas qui n'ait son philosophe en titre, un peu plus tard son économiste, son savant. Dans les correspon- dances et les mémoires, on les suit à la trace, de salon en salon, de château en château, Voltaire à Cirey cIkv. Mme du Châlelet, puis chez lui à Ferney, if a un théâtre et reçoit toute l'Europe, Rousseau chez Mme d'Épi- nay et chez M. de Luxembourg, l'abbé Barthélémy chez la duchesse de Choiseul, Thomas, Marmontel et Gibbon chez Mme Necker, les encyclopédistes aux amples diners de d'Holbach, aux sages et discrets diners de MmeGeol- frin, dans le petit salon de Mlle de Lespinasse, tous dans le grand salon officiel et central, je veux dire à l'Académie française, chaque élu nouveau vient faire parade de style et recevoir de la société polie son bre- vet de maître dans l'art de discourir. Un tel public impose à un auteur l'obligation d'être écrivain encore plus que philosophe. Le penseur est tenu de se préoccu- per de ses phrases au moins autant que de ses idées. Il ne lui est point pennis de n'être cpi'un homme de cabi-

1 . « Je rencontrais à Paris les d'Alcmbcrt, les Marmontel, les Dailly « chez les duchesses ; c'était un immense avantage pour eux et pour a elles.... Quand un homme chez nous se met à faire des livres, 0 on le considère comme renonçant également à la société des « gens qui gouvernent et des gens qui rient.... A la vanité litté- < raire près, la vie de vos d'Alembert et de vos Bailly était aussi « gaie que celle de vos seigneurs. » (Stendhal, Home, Xaples et Florence, 377, récit du colonel Forsytij')

LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 83

net. Il n'est pas un simple érudit, plongé dans ses in- folio à la façon allemande, un métaphysicien enseveli dans ses méditations, ayant pour auditoire des élèves qui prennent des notes, et pour lecteurs des hommes d'étude qui consentent à se donner de la peine, un Kant qui se fait une langue ù part, attend que le public l'ap- prenne, et ne sort de la chambre il travaille que pour aller dans la salle il fait ses cours. Ici au con- traire, en fait de paroles, tous sont experts et même profès. Le mathématicien d'Alembert publie de petits traités sur l'élocution ; le naturaliste Buflbn prononce un discours sur le style; le légiste Montesquieu compose un essai sur le goût; le psychologue Condillac écrit un volume sur l'art d'écrire. En ceci consiste leur plus grande gloire; la philosophie leur doit son entrée dans le monde. Us l'ont retirée du cabinet, du cénacle et de l'école pour l'introduire dans la société et dans la con- versation.

II

« Madame la maréchale, dît un des personnages de « Diderot', il faudra que je reprenne les choses d'un peu « haut. De si haut que vous voudrez, pour\"u que je « puisse vous entendre. Si vous ne m'entendiez pas, « ce serait bien ma faute. Cela est poli, mais il faut « que vous sachiez que je n'ai jamais lu que mes Heures. » 11 n'importe, et la jolie femme, bien conduite, va

1. Entretien d'un philosophe avec la maréchale de....

84 L'ANCIEN RÉGIME

philosopher sans le savoir, trouver sans eiïort la défini- tion du bien et du mal, comprendre et juger les plus hautes doctrines de la morale et de la religion. Tel est l'art du dix-huitième siècle et l'art d'écrire. On s'adresse à des gens qui savent très bien la vie et qui, le plus souvent, ne savent pas l'orthographe, qui son! curieux de tout et ne sont préparés sur rien; il s'agit de faire descendre la vérité jusqu'à eux. Point de termes scientifiques ou trop abstraits; ils ne tolèrent que les mots de leur conversation ordinaire. Et ceci n'est pas un obstacle : il est plus aisé avec cette langue de parler philosophie que préséances et chiffons. Car, dans toute question générale, il y a quelque notion capitale et simple de laquelle le reste dépend, celles d'unité, de mesure, de masse, de mouvement en mathématiques, celles d'organe, de fonction, de vie en physiologie, celles de sensation, de peine, de plaisir, de désir en psycho- logie, celles d'utilité, de contrat, de loi en politique et en morale, celles d'avances, de produit, de valeur, d'échange en économie politique, et de même dans les autres sciences, toutes notions tirées de l'expérience courante, d'où il suit qu'en faisant appel à l'expérience ordinaire, au moyen de quelques exemples familiers, avec des historiettes, des anecdotes, de petits récits qui peuvent être agréables, on peut reformer ces notions et les préciser. Cela fait, presque tout est fait; car il n'y a plus qu'à mener l'auditeur pas à pas, de gradin en gradin, jusqu'aux dernières conséquences. « Madame 4 la maréchale aura-t-elle la bonté de se souvenir de sa

U PROPAGATION DE U DOCTRINE 85

« définition ? Je m'en souviendrai : vous appelez cela a une définition? Oui. C'est donc de la philoso- « phie? Excellente. Et j'ai fait de la philosophie! Comme on fait de la prose, sans y penser, d Le reste n'est qu'une affaire de raisonnement, c'est-à-dire de conduite, de bon ordre dans les questions, de progrès dans l'analyse. De la notion ainsi renouvelée et rectifiée, on fait sortir la vérité la plus prochaine, puis, de celle-ci, une seconde vérité contiguë à la première, et ainsi de suite jusqu'au bout, sans autre obligation que le soin d'avancer pied à pied et de n'omettre aucun intermé- diaire. — Avec cette méthode, on peut tout expliquer,, tout faire comprendre, même à des femmes, même à des femmes du monde. C'est elle qui au dix-huitième siècle, fait toute la substance des talents, toute la trame des chefs-d'œuvre, toute la clarté, toute la popularité, toute l'autorité de la philosophie. C'est elle qui a con- struit les Éloges de Fontenelle, le Philosophe ignorant et le Principe d'action de Voltaire, la Lettre à M. de Beaumont et le Vicaire savoyard de Rousseau, le Traité de rhomme et les Époques de la nature de Buflbn, les Dialogues sur les blés de Galiani, les Considérations de d'Àlembert sur les mathématiques, la Langue des calculs et la Logique de Condillac, un peu plus tard l'Exposition du système du Monde de Laplace et les Discours généraux de Bichat et de Cuvier*. C'est elle enfin que Condillac

i. Même procédé de nos jours dans les Sophisme* économiques de Ba«liat, dans les Éloges historiques de Flourens, dans le Pro- grès d'Edmond About

86 L'ANCIEN RÉGIME

érige en tliéorie, qui, sous le nom d'Idéologie, aura bientôt l'ascendant d'un dogme, et qui semble aloi > résumer toute méthode. A tout le moins, elle résunir le procédé par lequel les philosophes du siècle oui gagné leur public, propagé leur doctrine et conquis leui succès.

Ih

Grâce à cette méthode on est compris; mais, poui '^tre lu, il faut encore autre chose. Je compare le dix- nuitième siècle à une société de gens qui sont à table; .1 ne suffit pas que l'aliment soit devant eux, préparé, présenté, aisé à saisir et à digérer; il faut encore qu'il soit un mets, ou mieux une friandise. L'esprit est un gourmet; servons-lui des plats savoureux, délicats, accommodés à son goût; il mangera d'autant plus que la sensualité aiguisera l'appétit. Deux condiments parti- culiers entrent dans !a cuisine du siècle, et, selon la main qui les emploie, fournissent à tous les mets litté- raires un assaisonnement gros ou fin. Dans une société épicurienne à qui l'on prêche le retour à la nature et les droits de l'instinct, les images et les idées voluptueuses s'offrent d'elles-mêmes ; c'est la boîte aux épices appétissantes et irritantes. Chacun alors en use el en abuse; plusieurs la vident tout entière sur leur plat. Et je ne parle pas seulement de la littérature secrète, des livres extraordinaires que lit Mme d'AndIau, gou- vernante des enfants de France et qui s'égarent aux

LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 87

mains des filles de Louis XV*, ni d'autres livres plus singuliers encore- le raisonnement philosophique apparaît comme un intermède entre des ordures et des gravclures, et que des dames de la cour ont sur leur toi- lette avec ce titre : Heures de Paris. Il ne s'agit ici que des grands hommes, des maîtres de l'esprit public. Sauf Buffon, tous mettent dans leur sauce des piments, c'est- à-dire des gravelures ou des crudités. On en rencontre- rait jusque dans V Esprit des lois; il y en a d'énormes, concertées et compassées, au milieu des Lettres persanes. Dans ses deux grands romans, Diderot les jette à pleines mains, comme en un jour d'orgie. A toutes les pages de Voltaire, ils craquent sous la dent, comme autant de grains de poivre. Vous les retrouvez, non pas piquants, mais acres et d'une saveur brûlante, dans la Nouvelle Héloise, en vingt endroits de l'Emile, et d'un bout à l'autre des Confessions. C'était le goût du temps; M. de Malesherbes, si honnête et si grave, savait par cœur et récitait la Pucelle; du plus sombre des Montagnards, Saint-Just, on a un poème aussi lubrique que celui de Voltaire, et le plus noble des Girondins, Mme Roland, a laissé des confessions aussi risquées, aussi détaillées que celles de Rousseau'*. D'autre part, voici une seconde boîte, celle qui contient le \ieux sel gaulois, je veux dire la plaisanterie et la raillerie. Elle s'ouvre toute

1. Le portier des Chartreux.

2. Thérèse philosophe. Il y a toute une littérature de cette espèce.

ô. Voyez l'édition de H. Dauban, qui a rétabli les morceaux sup- primés.

88 L'ANCIEN RÉGIME

grande aux mains d'une philosophie qui proclame la souveraineté de la raison. Car ce qui est contraire à la raison est absurde, parlant ridicule. Sitôt qu'un geste adroit a fait brusquement tomber le masque héréditaire et solennel qui couvrait une sottise, nous éprouvons cette étrange convulsion qui écarte les deux coins de la bouche et qui secoue violemment la poitrine, en nous donnant le sentiment d'une détente soudaine, d'une délivrance inattendue, d'une supériorité reconquise, d'une ven- geance accomplie et d'une justice faite. Mais, selon la façon dont le masque est ôté, le rire peut être tour à tour léger ou bruyant, contenu ou déboutonné, tantôt aimable et gai, tantôt amer et sardonique. La plaisante- rie comporte toutes les nuances, depuis la boulTonnerie jusqu'à l'indignation; il n'y a point d'assaisonnement littéraire qui fournisse tant de variétés et de mixtures, ni qui se combine si bien avec le précédent. Les deux ensemble ont été, dès le moyen âge, les principaux ingrédients dont la cuisine française a composé ses plus agréables friandises, fabliaux, contes, bons mots, gau- drioles et malices, héritage éternel d'une race grivoise et narquoise, que La Fontaine a conservé à travers la pompe et le sérieux du dix-septième siècle, et qui, au dix-huitième siècle, reparaît partout dans le festin phi- losophique. Devant celte table si bien servie, l'attrait est vif pour la brillante société dont la grande affaire est le plaisir et l'amusement. Il est d'autant plus vif que, cette fois, la disposition passagère est d'accord avec l'instinct héréditaire, et que le goût de l'époque vient fortifier le

U PROPAGATION DE U DOCTRINE 89

goût national. Joignez à cela l'art exquis des cuisiniers, leur talent pour mélanger, proportionner et dissimuler les condiments, pour diversifier et ordonner les mets, leur sûreté de main, leur finesse de palais, leur expé- rience des procédés, la tradition et la pratique qui, depuis cent ans déjà, font de la prose française le plus délicat aliment de l'esprit. Rien d'étrange si vous les trouvez habiles pour apprêter la parole humaine, pour en exprimer tout le suc et pour en distiller tout l'agré- ment.

IV

A cet égard, quatre d'entre eux sont supérieurs, Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau. Il semble qu'il suffise de les nommer; l'Europe moderne n'a pas d'écrivains plus grands ; et pourtant il faut regarder de près leur talent, si l'on veut bien comprendre leur puis- sance. — Pour le ton et les façons, Montesquieu est le premier. Point d'écrivain qui soit plus maître de soi, plus calme d'extérieur, plus sûr de sa parole. Jamais sa voix n'a d'éclats; il dit avec mesure les choses les plus fortes. Point de gestes; les exclamations, l'emporte- ment de la verve, tout ce qui serait contraire aux bien- séances répugne à son tact, à sa réserve, à sa fierté. Il semble qu'il parle toujours devant un petit cercle choisi de gens très fins et de façon à leur donner à chaque instant l'occasion de sentir leur finesse. Nulle flatterie plus délicate ; nous lui savons gré de nous rendre con- tents de notre esprit. Il faut en avoir pour le lire : car,

00 L'ANCIEN REGIME

de parti pris, il écourte les développemeuts, il omet les transitions; ù nous de les suppléer, d'entendre ses sous- entendus. L'ordre est rigoureux chez lui, mais il est caché, et ses phrases discontinues défilent, chacune à part, comme autant de cassettes ou d'i'crins, tantôt simples et nues d'aspect, tantôt magnifiquement d«''cn- rées et ciselées, mais toujours pleines. Ouvrez-les; chacune d'elles est un trésor; il y a mis, dans un étroit espace, un long amas de réflexions, d'émotions, de dé- couvertes, et notre jouissance est d'autant plus vive que tout cela, saisi en une minute, tient aisément dans le creux de notre main. « Ce qui fait ordinairement une « grande pensée, dit-il lui-même, c'est lorsqu'on dit « une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, « et qu'on nous fait découvrir tout d'un coup ce que « nous ne pouvions espérer qu'après une longue lec- « ture. » En effet, telle est sa manière ; il pense par résumés : dans un chapitre de trois lignes, il concentre toute l'essence du despotisme. Souvent même le résumé a un air d'énigme, et l'agrément est double, puisque, avec le plaisir de comprendre, nous avons la satisfaction de deviner. En tout sujet, il garde celte suprême dis- crétion, cet art d'indiquer sans appuyer, ces réticences, ce sourire qui ne va pas jusqu'au rire. « Dans ma Dé- fi fense de l'Esprit des lois, disait-il, ce qui me plaît, ce « n'est pas de voir les vénérables théologiens mis à terre , « c'est de les y voir couler tout doucement. » Il excelle dans l'ironie tranquille, dans le dédain poli*, dans le

I . Esprit des lois. ch. XV. livre 5 [raisons en faveur de l'esclo-

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sarcasme déguisé. Ses Persans jugent la France en Per- sans, et nous sourions de leurs méprises; par malheur, ce n'est pas d'eux, maie de nous qu'il faut rire; car il se trouve que leur erreur est une vérité'. Telle lettre d'un grand sérieux semble une comédie à leurs dépens, sans aucun rapport à nous, toute pleine des préjugés niahométans et d'infatuation orientale- : réfléchissez; sur le même sujet, notre infatuation n'est pas moindre. Des coups d'une force et d'une portée extraordinaires sont lancés, en passant et comme sans y songer, contre les institutions régnantes, contre le catholicisme altéré qui, « dans l'état présent est l'Europe, ne peut sub- sister cinq cents ans », contre la monarchie gâtée qui fait jeûner les citoyens utiles pour engraisser les cour- tisans parasites'. Toute la philosophie nouvelle éclôt sous sa main avec un air d'innocence, dans un roman pastoral, dans une prière naïve, dans une lettre in- génue*. Aucun des dons par lesquels on peut frapper et retenir l'attention ne manque à ce style, ni l'imagination grandiose, ni le sentiment profond, ni la vivacité du trait, ni la délicatesse des nuances, ni la précision vigoureuse, ni la grâce enjouée, ni le burlesque ini- (•révu, ni la vari»Hé de h m\<o fii scène. Mais, parmi

vage). Défense de VEspnt des lois. I, Réponse à la objecboa. H, Réponse à la 4* objection.

1. Lettre 24 (sur Louis XIV).

2. Lettre 18 (sur la pureté et l'impureté des choses]. Lettre 39 (preuves de la mission de Mahomet).

3. Lettres 75 et 118.

4. Lettres 98 (sur les sciences modernes), 46 (sur le véritaLle cultejvll à 14 (sur la nature de la justice).

92 L'ANCIEN REGIME

».anl de tours ingénieux, apologues, contes, portraits, dialogues, dans le sérieux comme dans la mascarade, la tenue demeure irréprochable et le ton parfait. Si l'auteur développe le paradoxe, c'est avec une gravité presque anglaise. S'il étale toute l'indécence des choses, c'est avec toute la décence des mots. Au plus fort de la bouffonnerie comme au plus fort de la licence, il reste homme de bonne compagnie, et élevé dans ce cercle , aristocratique la liberté est complète, mais le savoir-vivre est suprême, toute pensée est permise, mais toute parole est pesée, l'on a le droit de tout dire, mais à condition de ne jamais s'oublier.

Un pareil cercle est étroit et ne comprend qu'une élite; pour être entendu de la foule, il faut parler d'un autre ton. La philosophie a besoin d'un écrivain qui se donne pour premier emploi le soin de la répandre, qui ne puisse la contenir en lui-même, qui l'épanché hors de soi à la façon d'une fontaine regorgeante, qui la verse à tous, tous les jours et sous toutes les formes, à larges flots, en fines gouttelettes, sans jamais tarir ni se ralentir, par tous les orifices et tous les canaux, prose, poésie, grands et petits vers, théâtre, histoire, romans, pamphlets, plaidoyers, traités, brochures, dic- tionnaire, correspondance, en public, en secret, pour qu'elle pénètre à toute profondeur et dans tous les ter- rains : c'est Voltaire. « J'ai fait plus en mon temps, dit-il quelque part, que Luther et Calvin », et en cela il se trompe. La vérité est pourtant qu'il a quelque chose de leur esprit. Il veut comme eux changer la

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religion régnante, il se conduit en fondateur de secte, il recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres d'exliortation, de prédication et de direction, il fait cir- culer les mots d'ordre, il donne « aux frères » une devise ; sa passion ressemble au zèle d'un apôtre et d'un prophète. Un pareil esprit n'est pas capable de réserve; il est par nature militant et emporté; il apos- trophe, il injurie, il improvise, il écrit sous la dictée de son impression, il se permet tous les mots, au besoin les plus crus. Il pense par explosions; ses émotions sont des sursauts, ses images sont des étincelles; il se lâche tout entier, il se livre au lecteur, c'est pourquoi il le prend. Impossible de lui résister, la contagion est trop forte. Créature dair et de flamme, la plus exci- table qui fut jamais, composée d'atomes plus étliérés et plus vibrants que ceux des autres hommes, il n'y en a point dont la structure mentale soit plus fine ni dont l'équilibre soit à la fois plus instable et plus juste. On peut le comparer à ces balances de précision qu'un souffle dérange, mais auprès desquelles tous les autres appareils de mesure sont ine.\acts et grossiers. Dans cette balance délicate, il ne faut mettre que des poids très légers, de petits échantillons; c'est à cette condi- tion qu'elle pèse rigoureusement toutes les substances ; ainsi fait Voltaire, involontairement, par besoin d'esprit et pour lui-même autant que pour ses lecteurs. Une philosophie complète, une théologie en dix tomes, une science abstraite, une bibliothèque spéciale, une grande branche de l'érudition, de l'expérience ou de l'inveuliou

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humaine se réduit ainsi sous sa main à une phrase ou à un vers. De l'énorme masse rugueuse et empalé»' de scories, il a extrait tout l'essentiel, un grain d'or ou de cuivre, spécimen du reste, et il nous le présente sous la forme la plus manmble et la plus commode, dans une comparaison, dans une métaphore, dans une épi- gramme qui devient un proverbe. En ceci, nul écrivain ancien ou moderne n'approche de lui ; pour simplifier et vulgariser, il n'a pas son égal au monde. Sans sortir du ton de la conversation ordinaire et comme en se jouant, il met en petites phrases portatives les plus grandes découvertes et les plus grandes hypothèses de l'esprit humain, les tliéories de Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke et Newton, les diverses religions de l'antiquité et des temps modernes, tous les systèmes connus de physique, de physiologie, de géologie, de morale, de droit naturel, d'économie politique', bref, en tout ordre de connaissances, toutes les conceptions d'ensemble que l'espèce humaine au dix-huitième siècle avait atteintes. Sa pente est si forte de ce côté, qu'elle l'entraîne trop loin ; il rapetisse les grandes choses à force de les rendre accessibles. On ne peiU mettre ainsi en menue monnaie courante la religion, l-i légende, l'antique poésie populaire, les créations: spon- tanées de l'instinct, les demi-visions des âges primitifs; elles ne sont pas des sujets de conversation amusante

4. Cf. Micromégas, L'homme aux quarante écus. Dialogues entre A, B et C, Dictionnaire philosophique, passim. En vers, Les systèmes, La loi naturtile. Le pour et le contre. Discourt tur l'homme, etc.

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et vive. On mot piquant ne peut pas en être l'expres- sion; il n'en est que la parodie. Mais quel attrait pour des Français, pour des gens du monde, et quel lecteur s'abstiendra d'un livre tout le savoir humain est rassemblé en mots piquants? Car c'est bien tout le savoir humain, et je ne vois pas quelle idée importante manquerait à un homme qui aurait pour bréviaire les Dialogues, le Dictionnaire et les Romans. Relisez-les cinq ou six fois, et alors seulement vous vous rendrez compte de tout ce qu'ils contiennent. Non seulement les vues sur le monde et sur l'homme, les idées géné- rales de toute espèce y abondent, mais encore les ren- seignements positifs et même techniques y fourmillent, petits faits semés par milliers, détails multipliés et précis sur l'astronomie, la physique, la géographie, la physiologie, la statistique, l'histoire de tous les peuples, expériences innombrables et personnelles d'un homme qui par lui-même a lu les textes, manié les instru- ments, visité les pays, louché les industries, pratiqué les hommes, et qui, par la netteté de sa merveilleuse mémoire, par la vivacité de son imagination toujours flambante, revoit ou voit, comme avec les yeux de la télc. tout ce quil dit à mesure qu'il le dit. Talent luiique, le plus rare en un siècle classique, le plus pré- cieux de tous, puisqu'il consiste à se représenter les êtres, non pas à travers le voile grisâtre des phrases générales, mais en eux-mêmes, tels qu'ils sont dans la nature et dans l'histoire, avec leur couleur et leur forme sensibles, avec leur saillie et leur relief indi- 15C- IM. ■• I. II. 7

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viduols. avec leurs accessoires et leurs aieiitours dans le temps et dans l'espace, un paysan à sa charrue, un quaker dans sa congrégation, un baron allemand dans son château, des Hollandais, des Anglais, des Espagnols, des Italiens, des Français chez eux', une grande dame, une intrigante, des provinciaux, des soldats, des fdles*, et le reste du pêle-mêle humain, à tous les degrés de l'escalier social, chacun en raccourci et dans la lumière fuyante d'un éclair.

Car c'est le trait le plus frappant de ce style, la rapidité prodigieuse, le défilé éblouissant et vertigineux de choses toujours nouvelles, idées, images, événe- ments, paysages, récits, dialogues, petites peintures abréviatives, qui se suivent en courant comme dans une lanterne magique, presque aussitôt retirées que pré- sentées par le magicien impatient qui en un clin d'œil fait le tour du monde, et qui, enchevêtrant coup sur coup l'histoire, la fable, la vérité, la fantaisie, le temps présent, le temps passé, encadre son œuvre tantôt dans une parade aussi saugrenue que celles de la foire, tantôt dans une féerie plus magnifique que toutes celles de l'Opéra. Amuser, s'amuser, « faire passer son âme « par tous les modes imaginables », comnie un foyer ardent l'on jette tour à tour les substances les plus

1. Traité de mélaphysiffuc, chap. i, 1 (sur les paysans). Lettres sur les Anglais, passiiii. Candide, passiin. La prin- cesse de Uabylone, ch. vii, viii, ix, x et jTi.

2. Dictionnaire philosophique, articles Maladie (Réponses de la princesse). Candide chez Mme de l'arolignac. Le matelot dans le naufrage, Récit de Paquelte. L'Ingénu, premiers clia' pitres.

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diverses pour lui faire rendre toutes les flammes, tous les pétillements et tous les parfums, voilà son premier instinct, a La vie, dit-il encore, est un enfant qu'il faut a bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme. » Il n'y eut jamais de créature mortelle plus excitée et plus excitante, plus impropre au silence et plus hostile à l'ennui', mieux douée pom' la conversation, plus visiblement destinée à devenir la reine d'un siècle sociable où, avec six jolis contes, trente bons mots et un peu d'usage, un homme avait son passeport mondain et la certitude d'être bien accueilli partout. Il n'y eut jamais d'écrivain qui ait possédé à un si haut degré et en pareille abon- dance tous les dons du causeur, l'art d'animer et d'égayer la parole, le talent de plaire aux gens du monde. Du meilleur ton quand il le veut, et s'enfer- mant sans gêne dans les plus exactes bienséances, d'une politesse achevée, d'une galanterie exquise, respectueux sans bassesse, caressant sans fadeur' et toujours aisé, il lui suffit d'être en public pour prendre naturellement l'accent mesuré, les façons discrètes, le demi-sourire

1. Candide, dernier chapitre : « Quand on ne disputait pas, t l'ennui était si excessif que la vieille osa un jour lui dire : « Je voudrais bien savoir lequel est le pire, ou d'être violée cent fois par des pirates nègres, d'avoir une fesse coupée, de passer par « les baguettes chez les Bulgares, d'être fouetté et pendu dans e un autodafé, d'être disséqué, de ninier aux galères, d'éprouver « enfin toutes les misères par lesquelles nous avons passé, ou « bien de rester ici à ne rien faire? C'est une grande ques- t tion, dit Candide. »

2. Par exemple, la préface d'Alzire adressée à Mme du Cliâie* let, les vers à la princesse Ulnque :

« Souvent un peu de vérité, etc.

98 L'ANCIEN RÉGIME

engageant de l'homme bien élevé qui, introduisant les lecteurs dans sa pensée, leur l'ait les honneurs du logis. Êles-vous familier avec lui, et du petit cercle intime dans lequel il s'épanche en toute liberté, portes closes, le rire ne vous quittera plus. Brusquement, d'une main sûre et sans avoir l'air d'y toucher, il enlève le voile qui couvre un abus, un préjugé, une sottise, bref quel- qu'une des idoles humaines. Sous cette lumière subite, la vraie figure, difforme, odieuse ou plate, apparaît; nous haussons les épaules. C'est le rire de la raison agile et victorieuse. En voici un autre, celui du tempé- rament gai, de l'improvisateur bouffon, de l'homme qui reste jeune, enfant et même gamin jusqu'à son dernier jour, et « fait des gambades sur son tombeau ». Il aime les caricatures, il charge les traits des visages, il met en scène des grotesques', il les promène en tous sens comme des marionnettes, il n'est jamais las de les reprendre et de les faire danser sous de nouveaux cos- tumes; au plus fort de sa philosophie, de sa propagande et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre de poche, ses fantoches, un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte, Fréroii, le roi David, et tant d'autres qui viennent devant nous pirouetter et gesticuler en habit de scaramouche et d'arlequin. Quand le talent de la farce s'ajoute ainsi au besoin de la vérité, la plaisanterie devient toute-

1. Le bachelier dans le dialogue des Mais [Jenny]. Canoni' salion de saint Cucufin. Conseils à frère Pediculoso. Dia- tribe du docteur Akakia. Conversation de Cempereur de Chine avec frère Higolo, etc.

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puissante; car elle donne satisfaction à des instincts universels et profonds de la nature humaine, à la curio- sité maligne, à l'esprit de dénigrement, à l'aversioa pour la gêne, à ce fonds de mauvaise humeur que lais- sent en nous la convention, l'étiquette et l'obligation sociale de porter le lourd manteau de la décence et du respect; il y a des moments dans la vie le plus sage n'est pas fâché de le rejeter à demi et même tout à fait. A chaque page, tantôt avec un mouvement rude de naturaliste hardi, tantôt avec un geste preste_ de singe polisson, Voltaire écarte la draperie sérieuse ou solennelle, et nous montre l'homme, pauvre bimane, dans quelles attitudes*! Swift seul a risqué de pareils tableaux. A l'origine ou au terme de tous nos senti- ments exaltés, quelles crudités physiologiques! Quelle disproportion entre notre raison si faible et nos instincts si forts! Dans quels bas-fonds de garde-robe la politique et la religion vont-elles cacher leur linge sale! De tout cela il faut rire pour ne pas pleurer, et encore, sous ce rire, il y a des larmes; il finit en ricanement; il recouvre la tristesse profonde, la pitié douloureuse. A ce degré et en de tels sujets, il n'est plus qu'un effet de l'habitude et du parti pris, une manie de la verve, un état fixe de la machine nerveuse lancée à travers tout, sans frein et à toute \itesse. Prenons-y garde pourtant : la gaieté est encore un ressort, le dernier en

1. Dictionnaire philosophiqrie, article Ignorance. Les oreil- les du comte de Cfteaterfield. L'homme aux quarante icus chap. Tii et zi

100 L'ANCIEN RÉGIME

France qui maintienne l'homme debout, le mnillour pour garder à l'âme son ton, sa résistance et sa force, le plus intact dans un siècle les hommes, les femmes elles-mêmes, se croyaient tenus de mourir en personnes de bonne compagnie, avec un sourire et sur un bon mot'.

Ouand le talent de l'écrivain rencontre ainsi Tincli- nalion du public, peu importe qu'il dévie et glisse, puisque c'est sur la pente universelle. Il a beau s'égarer ou se salir; il n'en convient que mieux à son auditoire, et ses défauts lui servent autant que ses qualités. Après une première génération d'esprits sains, voici la seconde, l'équilibre mental n'est plus exact. Diderot, dit Voltaire, est « un four trop chaud qui brûle tout ce qu'il cuit » ; ou plutôt, c'est un volcan en éruption qui, pendant quarante ans, dégorge les idées de tout ordre et de toute espèce, bouillonnantes et mêlées, métaux précieux, scories grossières, boues fétides; le torrent continu se déverse à l'aventure, selon les accidents du terrain, mais toujours avec l'éclat rouge et les fumées acres d'une lave ardente. Il ne possède pas ses idées, mais ses idées le possèdent; il les subit; pour en ré- primer la fougue et les ravages, il n'a pas ce fond solide de bon sens pratique, cette digue intérieure de pru dence sociale qui, chez Montesquieu et même chez Vol- taire, barre la voie aux débordements. Tout déborde chez lui, hors du cratère trop plein, sans choix, par 1?

1. Bachaumont, III, 104. (Mort du comte de Maugiron.) \

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Dremière fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les hasards d'une lecture, d'une lettre, d'une conversation, d'une improvisation, non pas en petits jets multipliés comme chez Voltaire, mais en larges coulées qui rou- lent aveuglément sur le versant le plus escarpé du siècle. Non seulement il descend ainsi jusqu'au fond de la doctrine antireligieuse et antisociale, avec toute la raideur de la logique et du paradoxe, plus impétueuse- mont et plus bruyamment que d'Holbach lui-même; mais encore il tombe et s'étale dans le bourbier du siècle qui est la gravelure, et dans la grande ornière du siècle qui est la déclamation. Dans ses grands romans, il développe longuement l'équivoque sale ou la scène lubrique. La crudité chez lui n'est point atténuée par la malice ou recouverte par l'élégance. Il n'est ni fin, ni piquant; il ne sait point, comme Crébilion fils, peindre de jolis polissons. C'est un nouveau venu, un parvenu dans le vrai monde; vous voyez en lui un plébéien, puissant penseur, infatigable ouvrier et grand artiste, que le^ mœurs du temps ont introduit dans un souper de viveurs à la mode. Il y prend le de la conver- sation, conduit l'orgie, et par contagion, par gageure, dit à lui seul plus d'ordures et plus de « gueulées » que tous les convives'. Pareillement, dans ses drames,

i. c Les romans de Crébilion fils étaient à la mode. Mon père « causait avec Mme de Puisieux sur la facilité de composer les t ouvrages libres; il prétendait qu'il ne s'açissait que de trouver c une idée plaisante, cheville de tout le reste, le libertinage c de l'esprit remplacerait le goût. Elle le défia d'en produire un de co genre. Au bout de quinze jours, il lui apporta Les bijoux t indiscrets et cinquante louis. > [Mémoires sur Diderot par sa

103 L'ANCIEN RËGIHE

dans SCS Essais sur Claude et Néron, dans son Commen- taire sur Se'nèque, dans ses additions à l'Histoire philo- sophique de Raynal, il force le ton. Ce ton, qui règne alors en vertu de l'esprit classique et de la mode nou- velle, est celui de la rhétorique sentimentale. Diderot le pousse à bout jusque dans l'emphase larmoyante ou furibonde, par des exclamations, des apostrophes, des attendrissements, des violences, des indignations, des enthousiasmes, des tirades à grand orchestre, la fougue de sa cervelle trouve une issue et un emploi. En revanche, parmi tant d'écrivains supérieurs, il est le seul qui soit un véritable artiste, un créateur d'Ames, un esprit en qui les objets, les événements et les per- sonnages naissent et s'organisent d'eux-mêmes, par leurs seules forces, en vertu de leurs affinités natu- relles, involontairement, sans intervention étrangère, de façon à vivre pour eux-mêmes et par eux-mêmes, à l'abri des calculs et en dehors des combinaisons de l'auteur. L'homme qui a écrit les Salons, les Petits Homans, les Entretiens, le Paradoxe du Comédien, surtout le Rêve de d'Alemhert et le Neveu de Rameau, est d'espèce unique en son temps. Si alertes et si bril- lants que soient les personnages de Voltaire, ce sont toujours des mannequins; leur mouvement est em- prunté ; on entrevoit toujours derrière eux l'auteur qui lire la ficelle. Chez Diderot, ce fil est coupé; il ne parb point par la bouche de ses personnages, ils ne sont pas

flUe.) La Religieuse a une origine semblable; il s'agissait de mystifler M. de Croismare.

LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 103

pour lui des porte-voix ou des pantins comiques, mais des êtres indépendants et détachés, à qui leur action appartient, dont l'accent est personnel, ayant en propre leur tempérament, leurs passions, leurs idées, leur philosophie, leur style et leur âme parfois, comme le Neveu de Rameau, une âme si originale, si complexe, M complète, si vivante et si difforme, qu'elle devient dans l'histoire naturelle de l'homme un monstre incom- parable et un document immortel. Il a dit tout sur la nature!', sur l'art, la morale et la vie*, en deux opus- cules dont vingt lectures successives n'usent pas l'attrait et n'épuisent pas le sens : trouvez ailleurs, si vous pouvez, un pareil tour de force et un plus grand chef- d'œuvre; « rien de plus fou et de plus profond' ». Voilà l'avantage de ces génies qui n'ont pas l'empire d'eux-mêmes : le discernement leur manque, mais ils ont l'inspiration; parmi vingt œuvres fangeuses, in- formes ou malsaines, ils en font une qui est une création, bien mieux une créature, un être animé, viable par lui- même, auprès duquel les autres, fabriqués par les simples gens d'esprit, ne sont que des mannequins bien habillés. C'est pour cela que Diderot est un si grand conteur, un maître du dialogue, en ceci l'égal de Vol- taire, et, par un talent tout opposé, croyant tout ce qu'il dit au moment il le dit, s'oubliant lui-même, emporté par son propre récit, écoutant des voix inté-

1. Le Rêve de d'Alembert.

2. Le Seieu de Rameau.

3. Paroles de Diderot lui-même, à propos du Rêve de d'Alen*- bert.

104 L'ANCIEN REGIME

riourcs, surpris par des répliques qui lui viennent k l'improvisle, conduit comme sur un fleuve inconnu par le cours de l'action, par les sinuosités de l'entretien qui se développe en lui à son insu, soulevé par l'afflux des idées et par le sursaut du moment jusqu'aux images les jtlus inattendues, les plus burlesques ou les plus ma- gnifiques, tantôt lyrique jusqu'à fournir inie strophe presque entière à Musset*, tantôt bouffon et saugrenu avec des éclats qu'on n'avait point vus depuis Rabelais,' toujours de bonne foi, toujours à la merci de son sujet, de son invention et de son émotion, le plus naturel des écrivains dans cet âge de littérature artificielle, pareil à un arbre étranger qui, transplanté dans un parterre de l'époque, se boursoufle et pourrit par une moitié de sa tige, mais dont cinq ou six branches, élancées en pleine lumière, surpassent tous les taillis du voisinage par la fraîcheur de leur sève et par la vigueur de leur jet.

Rousseau aussi est un artisan, un homme du peuple mal adapté au monde élégant et délicat, hors de chez lui dans un salon, de plus mal né, mal élevé, sali par sa vilaine et précoce expérience, d'une sensualité échauffée et déplaisante, malade d'âme et de corps, tourmenté par des facultés supérieures et discordantes, dépourvu de tact, et portant les souillures de son ima- gination, de son tempérament et de son passé jusque dms sa morale la plus austère et dans ses idylles* les

i. L'une des plus belles strophes de Souvenir est presque

Irinscrite (involontairement, je suppose) du dialogue sur Otaïti.

2. Nouvelle Héloïse, passim, et notamment la Ictlre extraordi>

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plus pures; sans verve d'ailleurs, et en cela le con- traire parfait de Diderot, avouant lui-même « que ses « idées s'arrangent dans sa tête avec la plus incroyable « difficulté, que telle de ses périodes a été tournée et retournée cinq ou six nuits dans sa tôle avant qu'elle fût en état d'être mise sur le papier, qu'une lettre e sur les moindres sujets lui coûte des heures de a fatigue », qu'il ne peut attraper le ton agréable et léger, ni réussir ailleurs que a dans les ouvrages qui « demandent du travail* ». Par contre, dans ce foyer brûlant, sous les prises de celte méditation prolongée et intense, le style, incessamment forgé et reforgé, prend une densité et une trempe qu'il n'a pas ailleurs. On n'a point mi depuis La Bruyère une phrase si pleine, si mâle, la colère, l'admiration, l'indignation, la passion, réfléchies et concentrées, fassent saillie avec une précision plus rigoureuse et un relief plus fort. 11 est presque l'égal de La Bruyère pour la conduite des effets ménagés, pour l'artifice calculé des développe-

iiaire de Julie, Deuxième Partie, n* 15. Emile, discours du précepteur à Emile et à Sophie, le lendemain de leur mariage. Lettre de la comtesse de Boufllers à Gustave III, publiée par Gcffroy {Gustave III et la cour de France], t Je charge, quoique « avec répugnance, le baron de Cedcrhielm de vous porter un e liTre qui vient de paraître : ce sont les infâmes mémoires de Rousseau, intitules Confessions. Il me parait que ce peut être « celles d'un valet de basse-cour, et même au-dessous de cet « état, maussade en tout point, lunatique et vicieux de la ma- I nière la plus dégoûtante. Je ne reviens pas du culte que je lui « ai rendu [car c'en était un] ; je ne me consolerai pas qu'il en » ait coûté la vie à l'illustre David Hume qui, pour me complaire, c se chargea de conduire en Angleterre cet animal immonde. » 1. Confessions, partie I, livre III.

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ments, pour la brièveté des résumés poignants, pour la raideur assommante des ripostes inattendues, pour la multitude des réussites littéraires, pour l'exécution de tous ces morceaux de bravoure, portraits, descriptions, parallèles, invectives, où, comme dans un crescendo musical, la même idée, diversifiée par une série d'expressions toujours plus vives, atteint ou dépasse dans la note finale tout ce qu'elle comporte d'énergie et d'éclat. Enfin, ce qui manque à La Bruyère, ses mor- ceaux s'enchaînent; il écrit, non seulement des pages, mais encore des livres ; il n'y a pas de logicien plus serré. Sa démonstration se noue, maille à maille, pen- dant un, deux, trois volumes, comme un énorme filet sans issue, où, bon gré, malgré, on reste pris. C'est un systématique qui, replié sur lui-même et les yeux obsti- nément fixés sur son rêve ou sur son principe, s'y enfonce chaque jour davantage, en dévide une à une les conséquences, et tient toujours sous sa main le réseau entier. N'y touchez pas. Comme une araignée effarouchée et solita-iro, il a tout ourdi de sa propre substance, avec les plus chères convictions de son esprit, avec les plus intimes émotions de son cœur. Au moindre choc, frémit, et, dans la défense, il est terrible', hors de lui*, venimeux même, par exaspération contenue, par sensi- bilité blessée, acharné sur l'adversaire qu'il étouffe dans

i. Lettre à M. de Beaumont.

2. Emile, lettre IV, 193. « Il faut bien que les gens dn monde se déguisent; s'ils se monU'aicnt tels qu'ils sont, ils feraient hor- reur, etc. >

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les fils tenaces et multipliés de sa toile, mais plus re- doutable encore à lui-même qu'à ses ennemis, bientôt enlacé dans son propre rets*, persuadé que la France et l'univers sont conjurés contre lui, déduisant avec une subtilité prodigieuse toutes les preuves de celte conspi- ration chimérique, à la fin désespéré par son roman trop plausible, et s'étranglant dans le lacs admirable qu'à force de logique et d'imagination il s'est construit. Avec de telles armes on court risque de se tuer, mais on est bien puissant. Rousseau l'a été, autant que Vol- taire, et l'on peut dire que la seconde moitié du siècle lui appartient. Étranger, protestant, original de tempé- rament, d'éducation, de cœur, d'esprit et de mœurs, à la fois philanthrope et misanthrope, habitant d'un monde idéal qu'il a bâti à l'inverse du monde réel, il se trouve à un point de vue nouveau. Nul n'est si sensible aux vices et aux maux de la société présente. Nul n'est si touché du bonheur et des vertus de la société future. C'est pourquoi il a deux prises sur l'esprit public, l'une par la satire, l'autre par l'idylle. Sans doute aujour- d'hui ces deux prises sont moindres ; la substance quelles saisissaient s'est dérobée ; nous ne sommes plus les auditeurs auxquels il s'adressait. Les célèbres dis- cours sur l'influence des lettres et sur l'origine de l'iné- galité nous semblent des amplifications de collège; il nous faut un effort de volonté pour lire la Nouvelle

i. Voyez notamment son livre intitulé Rousseau juge de Jean- Jncques', son affaire avec Hume, et les derniers liïres des Con- fetiionê*

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Iléloïse. L'auteur nous rebute par la conliniiilt'! de son aigreur ou par l'exagération de son enthousiasme. Il est toujours dans les extrêmes, tantôt maussade elle sourcil froncé, tantôt la larme à l'œil et levant de grands bras au ciel. L'hyperbole, la prosopopée et les autres ma- chines littéraires jouent chez lui trop souvent et de parti pris. Nous sommes tentés de voir en lui tantôt un sophiste qui s'ingénie, tantôt un rhéteur qui s'évertue, tantôt un prédicateur qui s'échauiïe, c'est-à-dire, dans tous les cas, un acteur qui soutient une thèse, prend des attitudes et cherche des effets. Enfin, sauf dans les Confessions, son style nous fatigue vite; il est trop étudié, incessamment tendu. L'auteur est toujours auteur, et communique son défaut à ses personnages; sa Julie plaide et disserte pendant vingt pages de suite sur le duel, sur l'amour, sur le devoir, avec une logique, un talent et des phrases qui feraient honneur à un aca- démicien moraliste. Partout des lieux communs, des thèmes généraux, des enfilades de sentences et de rai- sonnements abstraits, c'est-à-dire des vérités plus ou moins vides et des paradoxes plus ou moins creux. Ixî moindre fait circonstancié, des anecdotes, des traits de mœurs, feraient bien mieux notre affaire; c'est qu'au- jourd'hui nous préférons l'éloquence précise des choses à l'éloquence lâche des mots. Au dix-huitième siècle, il en était autrement, et, pour tout écrivain, ce style oratoire était justement le costume de cérémonie, l'habit habillé qu'il fallait endosser pour ê^.re admis dans la compagnie des honnêtes gens. Ce qui nous

LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 109

semble de l'apprôt n'était alors que de la tenue; en un ^ii'cle classique, la période parfaite et le développement soutenu sont des convenances et par suite des obliga- tions. — Notez d'ailleurs que celle draperie lilléraire qui nous cache aujourd'hui la vérité ne la cachait pas aux contemporains; ils voyaient sous elle le trait exact, le détail sensible que nous ne voyons plus. Tous les abus, tous les vices, tous les excès de raffinement et de culture, toute cette maladie sociale et morale que Rousseau flagellait en phrases d'auteur, étaient sous leurs yeux, dans leurs cœurs, visible et manifestée par des milliers d'exemples quotidiens et domestiques. Pour appliquer la satire, ils n'avaient qu'à regarder ou à se souvenir. Leur expérience complétait le livre, et, par la collaboration de ses lecteurs, l'auteur avait la puissance qui lui manque aujourd'hui. SIettons-nous à leur place, et nous retrouverons leurs impressions. Ses boutades, ses sarcasmes, les duretés de toute espèce qu'il adresse aux grands, aux gens à la mode et aux femmes, son ton raide et tranchant font scandale, mais ne déplaisent pas. Au contraire, après tant de compliments, de fadeurs et de petits vers, tout cela réveille le palais blasé ; c'est la sensation d'un vin fort et rude, après un long régime d'orgeat et de cédrats confits. Aussi son premier dis- cours contre les arts et les lettres « prend tout de suite « par-dessus les nues ». Mais son idylle touche le.<* cœurs encore plus fortement que ses satires. Si les hommes écoutent le moraliste qui gronde, ils se préci- pitent sur les pas du magicien qui les charme; les

110 L'ANCIEN RÉGIME

femmes surtout, les jeunes gens sont à celui qui leur fait voir la terre promise. Tous les mécontentements accumulés, la fatigue du présent, l'ennui, le dégoût vague, une multitude de désirs enfouis jaillissent, pareils à des eaux souterraines sous le coup de sonde qui pour la première fois les appelle au jour. Ce coup de sonde, Rousseau l'a donné juste et à fond, par ren- contre et par génie. Dans une société tout artificielle, les gens sont des pantins de salon et oîi la vie con- siste à parader avec grâce d'après un modèle convenu, il prêche le retour à la nature, l'indépendance, le sérieux, la passion, les eiïusions, la vie mule, active, ardente, heureuse et libre en plein soleil et au grand air. Quel débouché pour les facultés comprimées, pour la riche et large source qui coule toujours au fond de l'homme et à qui ce joli monde ne laisse pas d'issue! Une femme de la cour a vu près d'elle l'amour tel qu'on le pratique alors, simple goût, parfois simple passe-temps, pure galanterie, dont la politesse exquise recouvre mal la faiblesse, la froideur et parfois la méchanceté, bref des aventures, des amusements et des personnages conmie en décrit Crébillon fils. Un soir, au moment de partir pour le bal de l'Opéra, elle trouve sur la toilette la Nouvelle Héloise';}e ne m'étonne point

1. Confessions, partie II, liwe XI. a Les femmes s'enivrèrent « du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avait peu, même « dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquête, si je « l'eusse entreprise. J'ai de cela des preuves que je ne veux e pas écrire et qui, sans avoir eu besoin de l'expérience, aulo- « riseut mon opiuioa. > Cf. G- Saiid. Histoire de ma vie, I, 73.

LA PROPAGATIO!» DE U DOCTRINE Hl

si elle fait attendre d'heure en heure ses chevaux et ses gens, si, à quatre heures du matin, elle ordonne de dételer, si elle passe le reste de la nuit à lire, si elle est étouffée par ses larmes; pour la première fois, elle vient de voir un homme qui aime. Pareillement, si vous voulez comprendre le succès de VÉmile, rappelez- vous les enfants que nous avons décrits, de petits Mes- sieurs brodés, dorés, pomponnés, poudrés à blanc, garnis d'une épée à nœud, le chapeau sous le bras, fai- sant la révérence, offrant la main, étudiant devant la glace les attitudes charmantes, répétant des compli- ments appris, jolis mannequins en qui tout est l'œmTe du tailleur, du coiffeur, du précepteur et du maître à danser; à côté d'eux, de petites Madames de six ans, encore plus factices, serrées dans un corps de baleine, enharnachées d'un lourd panier rempli de crin et cerclé de fer, affublées d'une coiffure haute de deux pieds, véritables poupées auxquelles on met du rouge et dont chaque matin la mère s'amuse un quart d'heure pour les laisser toute la journée aux femmes de chambre'. Cette mère vient de lire VÉmile ; rien d'étonnant si tout de suite elle déshabille la pauvrette, et fait le projet de nourrir elle-même son prochain enfant. C'est par ce? contrastes que Rousseau s'est trouvé si fort. Il faisait voir l'aurore à des gens qui ne s'étaient jamais levés qu'à midi, le paysage à des yeux qui ne s'étaient encore

i. Estampe de Moreau, Les petits parrains. Berquin, pasnm, entre autres L'épée. Remarquez les phrases toutes faites, le style d'auteur habituel aux enfants, dans Berquin et Mme de Genlis.

UK. ULC. a.

T. II. 8

us L'ANCIEN REGIME

arrêtés qne sur des salons et dos palais, le jardin naturel à des hommes qui ne s'élaient jamais promenés qu'entre des charmilles tondues et des plates-bandes rcctilignes, la campagne, la solitude, la famille, le peuple, les plaisirs aiïectueux et simples à des citadins lasses par la sécheresse du monde, par l'excès et les complications du luxe, par la comédie uniforme que, sous cent bougies, ils jouaient tous les soirs chez eux ou chez autrui*. Des auditeurs ainsi disposés ne distin- guent pas nettement entre l'emphase et la sincérité, entre la sensibilité et la sensiblerie. Ils suivent leur auteur, comme un révélateur, comme un prophète, jusqu'au bout de son monde idéal, encore plus pour .ses exagérations que pour ses découvertes, aussi loin sur la route de l'erreur que dans la voie de la vérité.

Ce sont les grandes puissances littéraires du siècle. Avec des réussites moindres, et par des combinaisons de toute sorte, les éléments qui ont formé les talents principaux forment aussi les talents secondaires : au- dessous de Rousseau, les écrivains éloquents et sensibles, Bernardin de Saint-Pierre, Raynal, Thomas, Marmontel, Mably, Florian, Dupaty, Mercier, Mme de Staël; au-des- sous de Voltaire, les gens d'esprit vif et piquant, Duclos, Piron, Galiani, le président de Brosses, Rivarol, Cham- fort, et, à parler exactement, tout le monde. Chaque fois qu'une veine de talent, si mince qu'elle soit, jaillit

1. Description du soleil levant dans Émxle, de rÉlysée (un jar- din naturel) dans la Nouvelle Héloïse. Voyez surtout dans Emile, lin du livre IV, les plaisirs de Rousseau s'il était riche.

LA PROPAGATION DE U DOCIBIKB 113

de terre, c esï pour propager, porter plus avant la doc- trine nouTelle; on trouverait à peine doixoo trois petits ruisseaux qui coulent en sens contraire, le journal de Frcron, une comédie de Palissot, une satire de Gilbert. La philo54^d^ s'inamie et déborde par tons les canaox publies et secrets, par les manuels d'impiélé, les Ttéo- toçies portatita et les romans lascifs qu'on colporte sous le manteau, par les petits vers malins, les épi- graromes et les chansons qoi chaque matin sont la non- Telle dn jour, par les parades de la foirej, et les ba- rai^ues d'acadnnie, par la tr^édie et par l'opéra, depuis le commencement jusqu'à la fin dn àècle, depuis ï Œdipe de Voltaire jusqu'au Tarare de Beaumarchais. 11 semble qu'il n'y ait plus qu'elle an monde; dn moins elle est partout et elle inmikde tons les genres Uttâraires; on ne s'inqui^ pas si elle les déforme, il suffit qu'ils lui servent de conduits. En 1 765, dans la tragédie de Maneo^apac*, t le (mncipal rôle, écrit un conîem- 9 poraîn. est celui d'un sanvi^ qui débite en vers tout « ce que qous avons lu épars dans VÉmile et le Om- < trat wcial sur les rois, sur la liberté, sur les droits i de l'hcmune, sur l'inégalité des conditions ». Ce ver- tueux sauvée sauve le fils du roi sor lequel un grand- prétre levait le poignard, puis, désignant tour à tour le grand-prêtre et lui-même, il s'écrie : « Yoilà rbomme

1 Tofet d^ dus laatnras {Im êtmtk nenuteKT) b satire de b cour, dn coartîsaiis et dn graod mmaàt gtté, «niaaé aux petites geas ^ «at aMrscrré b bouté feiiailive, viBiigcnif et fil- bgeoscs.

S. BachaamâDt, I, Si.

114 L'ANCIEN RÉGIME

civil; voici l'homme sauvage. » Sur ce vers, applau- dissements, grand succès, tellement que la pièce est demandée à Versailles et jouée devant la cour.

Il reste à dire la môme chose avec adresse, éclat, gaieté, verve et scandale : ce sera le Mariage de Figaro. Jamais la pensée du siècle ne s'est montrée sous un déguisement qui la rendit plus visible, ni sous une parure qui la rendît plus attrayante. Le titre est la Folle journée, et en elTet c'est une soirée de folie, un après-souper comme il y en avait alors dans le beau monde, une mascarade de Français en habits d'Espa- gnols, avec un défilé de costumes, des décors chan- geants, des couplets, un ballet, un village qui danse et qui chante, une bigarrure de personnages, gentils- hommes, domestiques, duègnes, juges, greffiers, avo- cats, maîtres de musique, jardiniers, pàtoureaux, brei un spectacle pour les oreilles, pour les yeux, pour tous les sens, le contraire de la comédie régnante, trois personnages de carton, assis sur des fauteuils classiques, échangent des raisonnements didactiques dans un salon abstrait. Bien mieux, c'est un imbroglio l'action surabonde, parmi des intrigues qui se croi- sent, se cassent et se renouent, à travers un pêle-mêle de travestissements, de reconnaissances, de surprises, de méprises, de sauts par la fenêtre, de prises de bec et de soufflets, tout cela dans un style étincelant chaque phrase sciatille par toutes ses facettes, les répliques semblent taillées par une main de lapidaire, les yeux s'oublieraient à contempler les brillants

LA rnorAGATION DE U DOCTRINE H5

multipliés du langage, si l'esprit n'était entraîné par la ripidité du dialogue et par la pétulance de l'action. Miis voici un bien autre attrait, le plus pénétrant de t»us pour un monde qui raflole de Parny; selon le CJmte d'Artois dont je n'ose citer le mot, c'est l'appel dux sens, l'éveil des sens qui fait toute la verdeur et toute la saveur de la pièce. Le fruit mûrissant, savou- reux, suspendu à la branche, n'y tombe pas, mais semble toujours sur le point de tomber; toutes les mains se tendent pour le cueillir, et la volupté un peu voilée, mais d'autant plus provocante, pointe, de scène en scène, dans la galanterie du comte, dans le trouble de la comtesse, dans la naïveté de Fancliette, dans les gaillardises de Figaro, dans les libertés de Suzanne, pour s'achever dans la précocité de Chérubin. Joignez à cela un double sens perpétuel, l'auteur caché derrière SCS personnages, la vérité mise dans la bouche d'un grotesque, des malices enveloppées dans des naïvetés, le maître dupé, mais sauvé du ridicule par ses belles façons, le valet révolté, mais préservé de l'aigreur par sa gaieté, et vous comprendrez comment Beaumarchais a pu jouer l'ancien régime devant les chefs de l'ancien régime, mettre sur la scène la satire politique et sociale, attacher publiquement sous chaque abus un mot qui devient proverbe et qui fait pétard', ramasser

1. t n fallait un calculateur pour remplir la place, ce fut un c danseur qui l'obtint. C'est un grand abus que de vendre les charges. Oui, on ferait bien mieui de les donner pour rien. Il n'y a que les petits hommes qui crnignent les petits c ccrits. Le hasard ût les distances, l'esprit seul peut tout

116 L'ANCIEN RÉGIME

en quelques traits toute la polémique des philosoplics contre les prisons d'État, contre la censure des écrits, contre la vénalité des charges, contre les privilèges de naissance, contre l'arbitraire des ministres, contre l'in- capacité des gens en place, bien mieux, résumer en un seul personnage toutes les réclamations publi(jues, donner le premier rôle à un plébéien, bâtard, bohème et valet, qui, à force de dextérité, de courage et de bonne humeur, se soutient, surnage, remonte le cou- rant, file en avant sur sa petite barque, esquive le choc des gros vaisseaux, et devance même celui de son maître en lançant à chaque coup de rames une pluie de bons mots sur tous ses rivaux. Après tout, en France du moins, l'esprit est la première puissance. 11 suffit toujours que la littérature se mette au service de la philosophie. Devant leur complicité, le public ne fait guère de résistance, et la maîtresse n'a pas de peine à convaincre ceux que la servante a déjà séduits.

changer. Courtisan, on dit que c'est un métier Lien diflTcilc. Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois « mots, etc. V Et tout le monologue de Figaro, toutes les scènes avec Bridoisoo.

CHAPITRE II

Le public en France. I. L'aristocralie. Ordinairement elle répugne aui nouveautés. Conditions de cette répugnance. Exemple en Angleterre. II. Les conditions contraires se ren- contrent en France. Désœuvrement de la haute classe. La philosophie semble un exercice d'esprit. De plus, elle est laliment de la convei-satiou. La conversation philosophique au xvin* siècle. Sa supériorité et son charme. Attrait qu'elle exerce. III. Autre effet du désœuvrement. L'esprit scep- tique, libertin et frondeur. Anciens ressentiments et mécon- tentements nouveaux contre l'ordre étabU. Sympathies pour les théories qui l'attaquent. Jusqu'à quel point elles sont adoptées. IV. Leur propagation dans la haute classe. Progrès de l'incrédulité en rchgion. Ses origines. Elle éclate sous la Régence. Irritation croissante contre le clergé.

Le matériahsme dans les salons. Vogue des sciences. Opinion finale sur la religion. Scepticisme du haut clergé.

V. Progrès de l'opposition en politique. Ses origines. Les économistes et les parlementaires. Ils frayent la voie aux philosophes. Fronde des salons. Libéralisme des femmes. VI. Espérances infinies et vagues. Générosité des sentiments et de la conduite. Douceur et bonnes inten- tions du gouvernement Aveuglement et optimisme.

I

Encore faut-il que ce public veuille bien se laisser convaincre et séduire ; il ne croit que lorsqu'il est dis- posé à croire, et, dans le succès des livres, sa part est

118 L'ANCIEN RÉGIME

souvent plus grande que celle de l'auteur. Quand vous parlez à des hommes de religion ou de politique, presque toujours leur opinion est faite; leurs préjugés, feurs intérêts, leur situation les ont engagés d'avance ; ' ils ne vous écoulent que si vous leur dites tout haut ce qu'ils pensent tout bas. Proposez de démolir le grand édifice social pour le rebâtir à neuf sur un plan tout opposé : ordinairement vous n'aurez pour auditeurs que les gens mal logés ou sans gîte, ceux qui vivent dans les soupentes et les caves, ou qui couchent à la belle étoile, dans les terrains vagues, aux alentours de la maison. Quant au conunun des habitants dont le logis est étroit, mais passable, ils craignent les démé- nagements, ils tiennent à leurs habitudes. La difficulté sera plus grande encore auprès de la haute classe qui occupe tous les beaux appartements; pour qu'elle accepte votre projet, il faudra que son aveuglement ou son désintéressement soient extrêmes. En Angleterre, elle s'aperçoit très vite du danger. La philosophie a beau y être précoce et indigène; elle ne s'y acclimate pas. En 1729, Montesquieu écrivait sur son carnet de voyage : « Point de religion en Angleterre; quatre ou « cinq de la Chambre des Communes vont à la messe « ou au sermon de la Chambre.... Si quelqu'un parle c de religion, tout le monde se met à rire. Un homme fl ayant dit de mon temps : Je crois cela comme article « de foi, tout le monde se mit à rire.... Il y a un c comité pour considérer l'état de la religion, mais « cela est regardé conune ridicule. » Cinquante ans

U PROPAGATION DE LA DOCTRINE 119

plus tard, l'esprit public s'est retourné; a tous ceux « qui ont sur leur tête un bon toit et sur leur dos un (; bon habit' » ont vu la portée des nouvelles doctrines. En tout cas, ils sentent que des spéculations de cabinet ne doivent pas devenir des prédications de carrefour. L'impiété leur semble une indiscrétion ; ils considèrent la religion comme le ciment de l'ordre public. C'est qu'ils sont eux-mêmes des hommes publics, engagés dans l'action, ayant part au gouvernement, instruits par l'expérience quotidienne et personnelle. La pratique les a prémunis contre les chimères des théoriciens; ils ont éprouvé par eux-mêmes combien il est difficile de mener et de contenir les hommes. Ayant manié la ma- chine, ils savent comment elle joue, ce qu'elle vaut, ce qu'elle coûte, et ne sont point tentés de la jeter au rebut, pour en essayer une autre qu'on dit supérieure, mais qui n'existe encore que sur le papier. Le baronnet ou squire, qui est justice sur son domaine, n'a pas de peine à démêler dans le ministre de la paroisse son collaborateur indispensable et son allié naturel. Le duc ou marquis qui siège à la Chambre Haute à côté des évèques a besoin de leurs votes pour faire passer un bill, et de leur assistance pour rallier à son parti les quinze mille curés qui disposent des voix rurales. Ainsi tous ont la main sur quelque rouage social, grand ou petit, principal ou accessoire, ce qui leur donne le sérieux, la prévoyance et le bon sens. Quand on opère

1. Mot de Hacaulay.

120 fANCIEN ItEGlME

sur les choses réelles, on n'est pas tenté de planer dans le monde imaginaire; par cela seul qu'on esta l'ouvrage sur la terre solide, on répugne aux promenades aériennes dans l'espace vide. Plus on est occupé, moins on rêve, et, pour des hommes d'alTairos, la géométrie du Contrat social n'est qu'un pur jeu de l'esprit pur.

II

Tout au rebours en France. « J'y arrivai en 1774', fl dit un gentilhomme anglais, sortant de la maison de « mon père qui ne rentrait jamais du Parlement qu'à « trois heures du matin, que je voyais occupé toute la « matinée à corriger des épreuves de ses discours pour « les journaux, et qui, après nous avoir embrassés à la « hâte et d'un air distrait, courait à un diner poli- « tique.... En France, je trouvai les hommes de la plus « haute naissance jouissant du plus beau loisir, lis « voyaient les ministres, mais c'était pour leur adresser « des choses aimables et en recevoir des respects ; du « reste aussi étrangers aux affaires de la France qu'à « celles du Japon », et encore plus aux affaires locales qu'aux affaires générales, ne connaissant leurs paysans que par les comptes de leur régisseur. Si l'un d'eux, avec le litre de gouverneur, allait dans une province, on a vu que c'était pour la montre ; pendant que l'inten- dant administrait, il représentait avec grâce et maguifi-

1. Stendhal, Rome, Kaplr * Florence. 371.

LA PROPAGATION DE La DOCTRINE 121

cence, recevait, donnait à dîner. Recevoir, donner à dîner, entretenir agréablement des hôtes, voilà tout l'emploi d'un grand seigneur; c'est pourquoi la religion et le gouvernement ne sont pour lui que des sujets d'entretien. D'ailleurs, la conversation est entre lui et ses pareils, et on a le droit de tout dire en bonne com- pagnie. Ajoutez que la mécanique sociale tourne d'elle- même, comme le soleil, de temps immémorial, par sa propre force; sera-t-elle dérangée par des paroles de salon? En tout cas, ce n'est pas lui qui la mène, il n'est pas responsable de son jeu. Ainsi point d'arrière-pensée inquiète, point de préoccupations moroses. Légèrement, hardiment, il marche sm* les pas de ses philosophes ; détaché des choses, il peut se livrer aux idées, à peu près comme un jeune homme de famille qui, sortant du collège, saisit un principe, tire les conséquences, et se fait un système, sans s'embarrasser des applications*. Rien de plus agréable que cet élan spéculatif. L'esprit plane sur les sommets comme s'il avait des ailes; d'un regard, il embrasse les plus vastes horizons, toute la vie humaine, toute l'économie du monde, le principe de l'univers, des religions, des sociétés. Aussi bien, comment causer si on s'abstient de philosophie? Qu'est- ce qu'un cercle la haute politique et la critique supérieure ne sont point admises? Et quel motif peut

1. Xorellet, Mémoire, I, 139 (sur les écrils et les entretiens de Diderot, d'Holbach et des athées). « Tout semblait alors innocent « dans cette philosophie qui demeurait contenue dans l'enceinte des spéculations, et ne cherchait, dans ses plus grandes har- t diesses, qu'un exercice paisible de l'esprit. >

12Î L'ANCIEN RÉGIME

réunir des gens d'esprit, sinon le dôsir d'agiter en- semble les questions majeures? Depuis deux siècles ei France la conversation touche à tout cela; c'est p)urquoi elle a tant d'attraits. Les étrangers n'y ré- sistent pas; ils n'ont rien de pareil chez eux; Lord Chcsterficld la propose en exemple. « Elle roule tou- « jours, dit-il, sur quelques points d'histoire, de cri- « tique ou môme de philosophie, qui conviennent « mieux à des êtres raisonnables que nos dissertations « anglaises sur le temps et sur le whist. » Rousseau, si grognon, avoue « qu'un article de morale ne serait « pas^^mieux discuté dans une société de philosophes « que dans celle d'une jolie femme de Paris ». Sans doute, on y babille; mais, au plus fort des caquets, « qu'un homme de poids avance un propos grave ou « agite une question sérieuse, l'attention commence à « se fixer à ce nouvel objet; hommes, femmes, vieil- 0 lards, jeunes gens, tous se prêtent à le considérer « sous toutes les faces, et l'on est étonné du bon sens < et de la raison qui sortent comme à l'envi de ces (j têtes folâtres ». A dire vrai, dans cette fête per- manente que cette brillante société se donne à elle- même, la philosophie est la pièce principale. Sans la philosophie, le badinage ordinaire serait fade. Elle est une sorte d'opéra supérieur défilent et s'entre- choquent, tantôt en costume grave, tantôt sous un déguisement comique, toutes les grandes idées qui p3uvent intéresser une tête pensante. La tragédie du temps n'en diiïère presque pas, sauf en ceci qu'elle a

LA PROPAGATION DE U DOCTRINE 123

toujours l'air solennel et ne se joue qu'au théâtre; l'autre prend toutes les physionomies et se trouve par- tout, puisque la conversation est partout. Point de dîner ni de souper elle n'ait sa place. On est à table au milieu d'un luxe délicat, parmi des femmes sou- riantes et parées, avec des hommes instruits et aimables, dans une société choisie l'intelligence est prompte et le commerce est sûr. Dès le second service, la verve fait explosion, les saillies éclatent, les esprits flambent ou pétillent. Peut-on s'empêcher au dessert de mettre en bons mots les choses les plus graves? Vers le café arrive la question de l'immortalité de l'âme et de l'exis- tence de Dieu.

Pour nous figurer cette conversation hardie et char- mante, il nous faut prendre les correspondances, les petits traités, les dialogues de Diderot et de Voltaire, ce qu'il y a de plus vif, de plus fin, de plus piquant et de plus profond dans la littérature du siècle ; encore n'est- ce qu'un résidu, un débris mort. Toute cette philo- sophie écrite a été dite, et elle a été dite avec l'accent, l'entrain, le naturel inimitable de l'improvisation, avec les gestes et l'expression mobile de la malice et de l'en- thousiasme. Aujourd'hui, refroidie et sur le papier, elle enlève et séduit encore ; qu'était-ce alors qu'elle sortait vivante et vibrante de la bouche de Voltaire et de Diderot? Il y avait chaque jour à Paris des soupers comme celui que décrit Voltaire' « deux philosophes,

i. L'Homme caix quarante écus. Cf. Voltaire, Mémoires, soupers chez Frédéric II. « Jamais on ne parla en aucun lieu du

124 L'ANCIEN RÉGIME

« trois dames dVsprit, M. Pinto célèbre juif, le chape- « lain de la chapelle réformée de l'ambassadeur balave, « le secrétaire de BI. le prince Galitzin du rite grec, un « capitaine suisse calviniste », réunis autour de l.i môme table, échangeaient, pondant quatre heures, leurs anecdotes, leurs traits d'esprit, leurs remarques et leurs jugements « sur tous les objets de curiosité, de « science et de goût «. Chez le baron d'Holbach arri- vaient tour à tour les étrangers les plus lettrés et les plus marquants, Hume, Wilkes, Sterne, Beccaria, Verri, l'abbé Galiani, Garrick, Franklin, Priestley, Lord Shel- burne, le comte de Creutz, le prince de Brunswick, le futur électeur de 3Iayence. Pour fonds de société le baron avait Diderot, Bousseau, Helvétius, Duclos, Bay- nal, Suard, Marmontel, Boulanger, le chevalier de Chastellux, La Condamine le voyageur, Barlhoz le méde- cin, Bouelle le chimiste. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, « sans préjudice des autres « jours », on dîne chez lui à deux heures, selon l'usage, usage significatif qui réserve pour l'entretien et la gaielé toute la force de l'homme et les meilleurs moments du jour. En ce temps-là on ne relègue pas la conversation dans les heures tardives et nocturnes; on n'est pas forcé comme aujourd'hui de la subordonner aux exigences du travail et de l'argent, de la Chambre et de la Bourse : causer est la grande affaire. « Arrivés à deux heures, a dit Morellet, nous y étions encore presque tous de

c monde avec tant de liberté de toutes les superstitions dos c hommes. >

U PROPAGAHON DE U DOCTRISE 125

fl sept à huit heures du soir....* C'est qu'il fallait « entendre la conversation la plus libre, la plus animée « et la plus instructive qui fut jamais.... Point de har- « diesse politique ou religieuse qui ne fût mise en « avant et discutée pro et contra.... Souvent un seul y fl prenait la parole et proposait sa théorie paisiblement A et sans être interrompu. D'autres fois c'était un « combat singulier en forme, dont tout le reste de la « société était tranquille spectateur. C'est que j'ai « entendu Roux et Darcet exposer leur théorie de la « terre, Marmonlel les excellents principes qu'il a ras- « semblés dans les Éléments de la Littérature, Raynal « nous dire à livres, sous et deniers, le commerce des a Espagnols à la Vera-Cruz et de l'Angleterre dans ses « colonies », Diderot improviser sur les arts, la morale, la métaphysique, avec cette fougue incomparable, cette surabondance d'expression, ce débordement d'images et de logique, ces trouvailles de style, cette mimique qui n'appartenaient qu'à lui, et dont trois ou quatre seulement de ses écrits nous ont conservé l'image affaiblie. Au milieu deux le secrétaire d'ambassade de Xaples, Galiani, un joli nain de génie, sorte de « Platon « ou de Machiavel avec la verve et les. gestes d'arle- « quin », inépuisable en contes, admirable bouffon, parfait sceptique, « ne croyant à rien, en rien, sur « rien* », pas même à la philosophie nouvelle, défie les athées du salon, rabat leurs dithyrambes par des

1. Morellet, Mémoires, I, 433.

2. Galiani, Correspondance, passion.

158 L'ANCIEN RÉGIME

calembours, et, sa perruque h la main, les deux jambes croisées sur le fauteuil il perche, leur prouve par un apologue comique qu'ils « raisonnent ou résonnent, sinon comme des cruches, du moins comme des clo- ches », en tout cas presque aussi mal que des théolo- giens. « C'était, dit un assistant, la plus piquante chose « du monde ; cela valait le meilleur des spectacles et le « meilleur des amusements. »

Le moyen, pour des nobles qui passent leur vie à cau- ser, de ne pas rechercher des gens qui causent si bien ! Autant vaudrait prescrire à leurs femmes, qui tous les soirs vont au théâtre et jouent la comédie à domicile, de ne pas attirer chez elles les acteurs et chanteurs en re- nom, Jelyotte, Sainval, Préville, le jeune Mole qui, ma- lade et ayant besoin de réconfortants, « reçoit en un « jour plus de deux mille bouteilles de vins de toute « espèce des différentes dames de la cour », Mlle Clai- ron qui, enfermée par ordre à For l'Évéque, y attire « une affluence prodigieuse de carrosses », et trône, au milieu du plus beau cercle, dans le plus bel apparte- ment de la prison*. Quand on prend la vie de la sorte, un philosophe avec toutes ses idées est aussi nécessaire dans un salon qu'un lustre avec toutes ses lumières. Il fait partie du luxe nouveau ; on l'exporte. Les souverains, au milieu de leur magnificence et au plus fort de leurs succès, l'appellent chez eux pour goûter une fois dans leur vie le plaisir de la conversation libre et parfaite.

i. Bachaamont, III, 93 (1706), II, 202 (1765).

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. CsHimiF. «wtaor IIK, 114.

MR. «lE. n. T- tt. 9

128 L'ANCIEN REGIME

en corps venant le recevoir, sa voilure arrêtée par la foule, les rues comblées, les fenêtres, les escaliers el les balcons chargés d'admirateurs, au théâtre une salle enivrée qui ne cesse de l'applaudir, au dehors un peuple entier qui le reconduit avec des vivais, dans ses salons une alTluence aussi continue que chez le roi, de grands seigneurs pressés contre la porte et tendant l'oreille pour saisir un de ses mots, de grandes dames debout sur la pointe du pied épiant son moindre geste'. a Pour concevoir ce que j'éprouvais, dit un des assis- « tanls, il faudrait être dans ratmospht"'re jf viv.iis : « c'était celle de l'enthousiasme. » « Je lui ai parlé », ce seul mot faisait alors du premier venu un person- nage. En effet, il avait vu le merveilleux chef d'orchestre qui, depuis cinquante ans, menait le bal lourhilinniiant des idées graves ou courl-vêlues, et qui, toujours en scène, toujours en tête, conducteur reconnu de la con- versation universelle, fournissait les motifs, donnait le ton, marquait la mesure, imprimait l'élan et lançait le premier coup d'archet.

III

Notez les cris qui l'accueillent : « Vive l'auteur de « la flenriade, le défenseur des Calas, l'aiileut- <lf la « Pucelle! » Personne aujourd'hui ne pousserait le pre- mier ni surtout le dernier bravo. Ceci nous indique la

1. Griinm, Correspondance littéraire, IV, 176. Comte as Segur, Mémoires, I, 113.

U PROPAGATION DE LA DOCTRINE 120

pente du siècle ; on demandait alors aux écrivains non seulement des pensées, mais encore des pensées d'oppo- sition. Désœuvrer une aristocratie, c'est la rendre fron- deuse; l'homme n'accepte volontairement la règle que lorsqu'il contribue à l'appliquer. Voulez-vous le rallier au gouvernement, faites qu'il y ait part. Sinon, devenu spectateur, il n'en verra que les fautes, il n'en sentira que les froissements, il ne sera disposé qu'à critiquer et à siffler. En effet, dans ce cas, il est comme au théâtre; or au théâtre on veut s'amuser, et d'abord ne pas être gêné. Que de gènes dans l'ordre établi, et même dans tout ordre établi ! En premier lieu, la religion. Pour les aimables « oisifs » que décrit Voltaire*, pour « les « cent mille personnes qui n'ont rien à faire qu'à jouer « et à se divertir », elle est le pédagogue le plus dé- plaisant, toujours grondeur, hostile au plaisir sensible, hostile au raisonnement libre, brûlant les li\Tes qu'on voudrait lire, imposant des dogmes qu'on n'entend plus. A proprement parler, c'est la bêle noire ; quiconque lui lance un trait est le bien venu. Autre chaîne, la morale des sexes. Elle semble bien lourde à des hommes de plaisir, aux compagnons de Richelieu, Lauzun et Tilly,aux héros de Crébillonfils. à tout ce monde galant et libertin pour qui l'irrégularité est devenue la règle. ^'os gens de bel air adopteront sans difficulté une théorie qui justifie leur pratique. Ils seront bien aises d'ap- prendre que le maringe est une convention et un pré-

i. Princesse de Dabylone. Cf. le Mondain.

130 L'ANCIEN RÉGIME

jugé. Ils applaudiront Saint-Lambert lorsqu'à souper, levant un verre de Champagne, il proposera le retour à la nature et aux mœurs d'Olaïti*. Dernière entrave, le gouvernement, la plus gênante de toutes; car elle applique les autres et comprime l'homme de tout son poids joint à tout leur poids. Ceiui-ci est absolu, il est centralisé, il procède par faveurs, il est arriéré, il com- met des fautes, il a des revers : que de causes de mé- conlenlemont en peu de mots! 11 a contre lui les ressen- timents vagues et sourds des anciens pouvoirs qu'il a dépossédés, états provinciaux, parlements, grands per- sonnages de province, nobles de la vieille roche qui, comme des Mirabeau, conservent l'esprit féodal, et, comme le père de Chateaubriand , appellent l'abbé Raynal un « maître homme ». Il a contre lui le dépit de tous ceux qui se croient frustrés dans la distribution des emplois et des grâces, non seulement la noblesse de province qui reste à la porte* pendant que la noblesse de cour mange le festin royal, mais encore le plus grand nombre des courtisans, réduits à des bribes, tandis que les favoris du petit cercle intime engloutissent tous les gros morceaux. Il a contre lui la mauvaise humeur de ses administrés, qui, lui voyant prendre le rôle de la

1. Mme d'Épinay, Éd. Doiteau, I, 210, souper clicz MllcQiiinauU la coniédienne, avec Saint-Lainbcrl, le prince de..., Duclos et Mine d'Épinay.

2. Pm- exemple, le père de Marmont, gentilhomme, militaire, qui, ayant ^agnéà 28 ans la croix de Saint-Louis, quitte le service, parce que tout l'avancement est pour les gens de cour. Ilctiré dans sa terre, il est libéral et enseigne à lire à son fils dans le Compte rendu de Neckcr. (Maréchal Marmont, ^témoires, I, 9.)

LA PROPAGATIO.N DE LA DOCTRINE 131

Pi'OYidence et se charger de tout, mettent tout à sa charge, la cherlé du pain comme le délabrement d'une roule. Il a conlre lui l'humanité nouvelle, qui, dans les salons les plus élégants, l'accuse de maintenir les restes surannés d'une époque barbare, impôts mal assis, mal répartis et mal perçus, lois sanguinaires, procédures aveugles, supplices atroces, persécution des protestants, lettres de cachet, prisons d'État. Et j'ai laissé de côté ses excès, ses scandales, ses désastres et ses hontes, Rosbach, le traité de Paris, Mme du Barry, la banque- roule. Le dégoût vient; décidément, tout est mal.